Plutôt que
de faire un propos introductif sur ce que représente pour nous
le domaine mathématique, nous préférons partager
une rencontre. Lors du colloque national de 1994 sur " Mathématiques,
langages et représentations " nous avions été
marqués par l'exposé d'une clarté remarquable
de JT De Santi, professeur de Philosophie à La Sorbonne, qui
nous parle du domaine mathématique mais pas seulement. Il a
enrichi notre regard sur l'approche du mathématique en croisant
la place du sujet, de la subjectivité, des rapports symboliques,
de l'imaginaire
enfin bon voyage !
Exposé de JT De
Santi, extrait des " Cahiers de Beaumont " :
Le titre qui avait été retenu pour cet exposé,
c'est " Mathématiques et Subjectivité ". Ça
peut paraître paradoxal parce que s'il y a quelque chose qui échappe
à la subjectivité, qui semble échapper à
la subjectivité, c'est bien ce que nous appelons le mathématique.
On calcule et on a mal aux dents. Vous avez mal aux dents, c'est subjectif.
Vous avez un chagrin d'amour, vous souffrez, et vous calculez. Et pendant
que vous calculez, peut être que le mal de dents s'estompe et
que le chagrin d'amour passe à l'horizon, c'est possible. Le
contraire peut se passer tout aussi bien, mais, de toute façon,
le résultat du calcul sera là que vous ayez mal aux dents
ou non, que vous ayez un chagrin d'amour ou non, et un autre pourra
refaire le calcul exactement et vous dire :
"Voilà, moi, je n'ai pas de chagrin d'amour, je n'ai pas
mal aux dents, j'ai refait le même calcul que toi et j'arrive
au même résultat, et ce résultat c'est quelque chose
que je peux écrire, je l'écris et il subsiste."
Donc, il semble que le mathématique n'ait rien à voir
avec le subjectif. Cependant, regardons les choses d'un peu plus près.
Les mathématiques ne sont pas écrites au ciel, on ne les
lit pas dans un ciel mathématique, les mathématiques sont
le produit d'un certain travail, un travail humain, un travail qui est
né dans une culture bien définie, à un certain
moment du temps, selon des procédures qui d'ailleurs ont varié
aussi au cours du temps, et les objets qui ont été constitués
de la sorte ne sont pas toujours homogènes, ce ne sont pas les
mêmes. Ce que les Grecs appelaient " grandeurs " ce
n'est pas ce que nous, nous appelons les nombres réels, c'est
autre chose
; les rapports de grandeurs, bien qu'ils aient joué
le même rôle pour les Grecs, croyons nous, que pour nous
aujourd'hui depuis DEDEKIND, les nombres réels qui étaient
d'autres objets que les " grandeurs ". Cependant, quand nous
lisons le cinquième livre des Élément d'Euclide,
consacré à la théorie des proportions et repérons
la nature des opérations qui sont effectuées, nous pouvons
les refaire dans la forme même où le rédacteur des
Élément, Euclide ou un autre les avaient proposées.
Nous pouvons les refaire, nous pouvons toujours, comme on dit, réactiver
l'archive, réactiver ce qui dort dans les bibliothèques,
nous pouvons les saisir et les refaire, les ré-écrire,
les remettre en mouvement.
Or, que veut dire cela : remettre en mouvement ? Que veut dire ré-écrire
? Que veut dire re-lire ? Que veut dire d'une façon générale,
pas seulement quand il s'agit de mathématiques, mais lorsqu'il
s'agit de l'archive, du texte de l'archive porteuse de sens ? Que veux
dire la remettre en mouvement ? Que veut dire la remettre en chantier
? Que veut dire reprendre la parole en elle de telle sorte qu'elle revive
de cette parole qui est à la fois celle de l'autre et la vôtre,
et qui ne peut pas être celle de l'autre si ce n'est pas la vôtre
et qui ne peut pas être la vôtre si ce n'est pas celle de
l'autre ?
Voilà donc en jeu le rapport qui s'institue ici dans le travail
par lequel les objets que nous nommons "mathématiques ",
les nombres, les structures, les espaces les plus abstraits, les plus
étranges, les plus farfelus, que les mathématiciens puissent
concevoir, deviennent cependant objets de travail. Objets de travail,
mise en mouvement, mise en chantier dans un jeu de rapports que nous
sommes bien obligés de nommer, non pas subjectifs, mais intersubjectifs,
dans lequel nous travaillons toujours avec d'autres.
Donc, en dépit de son aspect, au point de départ paradoxal
et étrange, le titre choisi - Subjectivité et mathématiques
- est un titre bien choisi. Bien choisi, parce que ça nous met
en face du problème même que posent la nature de l'activité
mathématicienne, la nature de l'apprentissage des mathématiques,
la nature de la créativité dans le champ mathématique,
etc. Tous ces problèmes mettent en jeu quelque chose que nous
pouvons désigner comme une forme de subjectivité, mais
il s'agit de bien chercher en quoi elle consiste, quelle est elle ?
Pour bien mettre en évidence la nature du problème de
la subjectivité mathématique je raconterai deux histoires.
L'une instructive car elle concerne justement la façon dont l'accès
aux mathématiques traverse la subjectivité, la subjectivité
qui reçoit l'univers mathématique, qui apprend. La scène
se passe dans mon enfance, il y a bien longtemps, j'entrais en classe
de sixième au Collège d'Ajaccio en 1925. Dans ce collège,
j'y avais déjà suivi les petites classes parce que j'étais
né à Ajaccio, il y avait les paysans qui vivaient, qui
avaient été élevés dans les villages du
sud de la Corse et qui venaient tous au collège d'Ajaccio où
ils étaient internes. Beaucoup d'entre eux étaient des
orphelins parce que les pères étaient morts à la
guerre, ils étaient boursiers et ils avaient passé des
examens, ils avaient passé les concours de bourse, ils étaient
déjà instruits. Voilà le premier jour de l'entrée
au collège : cours de mathématiques.
Le professeur, un jeune homme, d'ailleurs que je connais beaucoup depuis,
Il était jeune, il venait de passer sa licence de mathématiques.
Les élèves sont en rang dans le couloir, un peu en désordre.
Aussitôt, il crie :
" Je vais y mettre de l'ordre, moi ! Ici, dedans ! Allez ! En rang
par deux ! Entrez dans la classe ! Debout devant le pupitre, bras croisés
! "
Les mômes sont terrifiés. Une minute
" Assis
! ".
On s'assied. Silence terrifié. Arrêtons nous un moment
ici. Ça vaut la peine. Jusqu'alors, ces gosses avaient vécu
dans leur village, ils connaissaient l'instituteur, c'était un
ami des parents, on le rencontrait dans le village, on parlait avec
lui, on le connaissait. Cet instituteur leur apprenait tout, tout :
il leur apprenait à calculer, à calculer les aires, à
calculer les volumes, à faire des multiplications, des divisions,
des problèmes comme ceux qu'on faisait à l'époque
(l'âge du capitaine !). Mais en même temps, il leur apprenait
autre chose, il leur racontait autre chose. Il leur racontait des histoires,
l'histoire de Clovis, l'histoire des invasions barbares, l'histoire
de la Révolution française
Il leur apprenait à
distinguer les plantes, il leur apprenait des tas de choses. Bref, il
circulait dans leur monde culturel familier. Dans cette circulation,
il laissait intact, inentamé le jeu des rapports symboliques
par lesquels se constituait leur univers culturel et par conséquent
par lequel s'éduquait leur subjectivité, par lequel ils
accédaient à leur état de sujet. Ça allait
tout seul. Et voilà, tout d'un coup, quelqu'un qui tombe du ciel
! Le professeur de mathématiques qui ne fait que des mathématiques,
qui ne dit que du mathématique ! Ça a tout de suite une
allure théologique. Tout d'un coup, le jeu des rapports symboliques
usuels, le jeu des rapports symboliques habituels, familiers se trouvent
cassés. Alors, les mômes sont terrifiés. Là
dessus, le prof commence son discours. Quel discours ? Nombres abstraits,
nombres concrets. Quatre chaises, quatre lapins, quatre pommes, quatre
tout court ! Quatre n'importe quoi. Ça, c'est le nombre abstrait.
Après ça, la suite des nombres : O, fonction successeur
+1, il se rappelait l'axiomatique de Péano qu'il avait appris
à la faculté. Donc, la fonction successeur, on engendre
la suite des nombres
et il explique ça pendant une demi
heure. Evidemment, tout le monde les bras croisés. Puis, il s'arrête:
il veut vérifier si on a compris. Il avise un gars et il lui
dit:
"Toi, lève toi !" Le type se lève, les bras
croisés.
" 'a' est un nombre, quel est le successeur de 'a' ?" L'autre,
bras croisés :
"
euh
'b' !, Monsieur. "
"Imbécile, cancre, âne bâté ! , 'b',
va donc bêler avec tes chèvres ! Ce n'est pas 'b' mais
'a' + 1 !. 'a' + 1 !
Alors, voilà ! Leurs rapports symboliques cassés, cassés
complètement à vrai dire, la formulation de cet homme,
charmant, d'ailleurs, excellent homme, très gentil, était
incorrecte: dire 'a' est un nombre, ça ne veut rien dire. 'a'
n'est pas un nombre. 'a' c'est le nom d'une lettre qui désigne
un nombre. S'il avait dit : " 'a' est une lettre qui désigne
un nombre, quel est le nombre qui suit le nombre que la lettre 'a' désigne
", peut être que l'élève aurait compris quelque
chose. Possible ! " 'a' n'est pas un nombre et ce qui vient après
'a', dans mon jeu de rapports symboliques à moi, c'est 'b.',
c'est ainsi que j'ai appris, ce n'est pas 'a' + 1, ça ne veut
rien dire. " Et ça ne voulait rien dire effectivement :
'a' est un nombre. Quel est le successeur de 'a' ? " Ça
ne veut rien dire ! Phrase privée de sens. Après ça
qu'est ce qui se passe ? Mais, on s'habitue, c'est ça qui est
terrible ! on s'habitue à entendre du non sens, à écrire
du non sens et à respecter les règles qui définissent
le non sens et l'usage du non sens. Alors, on écrira sans sourciller:
'a' est un nombre, 'a' + 1 est le successeur de 'a'. On l'écrira
et puis c'est tout, ce sera comme ça ! 'a' est un nombre, 'a'
n'est pas un nombre, ça n'a jamais été un nombre,
c'est un nom de nombre. Ce n'est pas pareil. Voilà, mais ça,
il fallait l'expliquer tout au début, mais pour l'expliquer tout
au début, il ne fallait pas d'abord briser l'univers symbolique
familier de ceux à qui on s'adressait, il ne fallait pas paraître
ainsi avec cette forme de présence violente et gratuite, comme
si le porteur de mathématiques se matérialisait tout d'un
coup dans un couloir avec cette attitude sévère et immédiatement
oppressive.
C'est
le premier exemple pour montrer qu'il faut traverser la subjectivité,
sans quoi il n'y a pas d'entrée en mathématiques, dans
l'univers du sens, et d'une quelconque façon dans le monde de
l'abstrait. On n'entre pas dans le monde de l'abstrait sans traverser
la subjectivité familière, sans s'intégrer dans
le jeu livré, culturellement livré, culturellement enraciné
dans la langue, historiquement enraciné dans l'usage de la langue
et des rapports symboliques .
/
(pour accéder au second exemple, je vous invite à lire
cette conférence dans le numéro 65 de Décembre
1994 : il est tout aussi intéressant quant à l'éclairage
qu'il apporte et concerne la démonstration en classe de 4°)
/
Il n'est pas évident que celui qui reçoit
la règle la tienne pour valide, encore faut il l'en persuader.
Alors, on entre dans le jeu intersubjectif, dans le jeu des questions
et des réponses : en est il ainsi ? Peut-être, peut être
pas, certainement
il faut répondre à ces questions.
On entre dans le jeu problématique, c'est à dire dans
le jeu de l'inquiétude, dans le jeu de l'inquiétant. Le
résultat n'est pas garanti par sa seule écriture, la règle
n'est pas garantie par son seul succès, encore faut il qu'elle
soit fondée.
Alors, on entre dans le jeu des rapports intersubjectifs, c'est à
dire dans le jeu de la subjectivité. A ce moment là, il
faut bien s'interroger et se poser la question : ces objets mathématiques
que nous définissons, ces objets mathématiques, les uns
en apparence simples, les autres très imbriqués, très
compliqués et dont nous croyons pouvoir disposer ; ces objets
mathématiques que nous nommons ou que nous désignons souvent
par des notations compactes, eh bien, il faut les déployer de
façon à les rendre pour ainsi dire acceptables et parlables
dans le discours. Il faut les ressaisir dans le discours en posant la
question : comment cela, qui a été montré, exhibé,
écrit, est il venu jusqu'à moi maintenant, moi qui lis
tout cela, qui écoute tout cela de telle sorte que je puisse
en disposer comme d'un objet, que je puisse en disposer comme d'un bien,
comme d'un acquis ?
C'est ainsi que nous disposons, croyons nous, de la suite des entiers
naturels. Mais nous n'en disposons jamais, personne ne l'a énumérée
; nous en disposons cependant. Nous en disposons dans la mesure où
tout cela s'inscrit dans le champ intersubjectif comme point de convergence
d'activités de pensée, d'un travail de la pensée
conduit en commun, toujours en chantier et toujours réactivable,
toujours à refaire, toujours à ressaisir. Donc, voilà,
la subjectivité ; cette forme de subjectivité qui se constitue
au plus près des procédures de détermination des
règles, au plus près des procédures de détermination
d'objets, accompagne toujours ce qu'on peut appeler le geste du mathématicien.
Ceci nous conduit au point de départ, au caractère paradoxal
de la question : mathématiques et subjectivité. Il y a
une subjectivité mathématicienne. Nous pouvons la désigner
de plusieurs façons. Mais, nous pouvons en saisir l'exigence
pour toute position d'objet mathématique, un nombre par exemple.
J'écris, disons, 727, le tout à la puissance 372, le tout
à la puissance 4723 plus 3 : je peux l'écrire, je l'écris
et je me dis que c'est un nombre entier. Evidemment c'est un nombre
entier ! Je vous pose la question : est-ce que c'est un nombre premier
? Je n'en sais rien. Peut être qu'un ordinateur très puissant
pourra au bout d'un temps me l'écrire, me l'exhiber. Je pourrai
alors vérifier si c'est un nombre premier ou non avec l'ordinateur,
mais à vu de nez, je ne peux pas. Mais Je dirai : ou bien il
est premier ou bien il ne l'est pas. Certains diront que je n'ai pas
le droit. Mais enfin je le dirai ; ou bien il est premier ou bien il
ne l'est pas, en me disant que je ne risque pas de me tromper si je
le dis.
Donc, le nombre que je viens de supposer avoir écrit et qui est
désigné de façon univoque par l'écriture,
est bien déterminé. Il est peut-être horriblement
compliqué. Il a peut être des propriétés
étranges. C'est un être individué. Il a peut être
des propriétés que je ne soupçonne pas ; mais cela
n'a aucune importance. Bien qu'il porte ces propriétés
que je ne peux pas soupçonner, il n'en est pas moins posé,
disponible, comme être parfaitement individué. Je sais
bien que si je veux le calculer à la main, le soleil sera peut
être éteint avant que je n'arrive à la fin du calcul.
Si je veux l'écrire avec des bâtons (c'est un ensemble
d'unités), si je veux mettre tous les bâtons à la
suite, le soleil sera peut être éteint et nous serons tous
morts. Mais, il n'en est pas moins individué.
Alors, réfléchissons à la situation. Voilà
quelqu'un qui écrit. L'écriture occupe une petite portion
du tableau noir. Cette écriture désigne une chaîne
d'opérations, un enchaînement d'opérations. Toutes,
comme nous disons, récursives, donc calculables, un nombre parfaitement
calculable, donc un nombre parfaitement calculable. Cependant, qu'est
ce qui se trouve désigné par là, par cette écriture
si simple ? Un abîme ! Quelque chose qui vous échappe entièrement
dans sa complexité. Vous ne savez pas comment il est constitué
ce nombre, quelle est sa structure intime, vous ne pouvez pas savoir.
Seulement, il est là.
Alors, voilà la subjectivité : cette différence
entre l'écriture, la désignation par l'écriture
et la richesse de ce que l'écriture désigne.
Or, et là est le danger, et nous revenons là à
l'exemple que je donnais au point de départ, au professeur qui
disait: " 'a' est un nombre", c'est que nous substituons l'écriture
à la chose. C'est que nous vivons dans l'univers des marques
comme si l'univers des marques était l'univers de ce que les
marques désignent. Nous vivons dans les marques. Nous vivons
dans le chiffre, pas dans la chose. Il y a un abîme entre le chiffre
et la chose.
C'est là qu'est la distance qui institue l'appel, toujours, à
nouveau, l'appel vers la subjectivité, c'est-à-dire l'appel
vers la reprise du sens de l'écriture. Cela est écrit,
mais qu'est ce qui est écrit ? C'est l'écriture. Ce que
l'écriture désigne est au delà ou en deçà,
je ne sais pas et peu importe, mais est ailleurs. Et cela exige une
autre forme de travail pour pouvoir être approché, pour
pouvoir être ressaisi, cela exige un travail propre de la pensée.
On se posera la question : quelle sorte d'objet désigne donc
ce qui est écrit ici ? On décompose la question : quelle
sorte d'objet ? On se pose aussitôt la question de savoir pour
qui ? Quelle sorte d'objet, mais pour qui ? Est ce pour moi qui ai écrit
?
Ce n'est pas évident.
Ma main a écrit, ma tête a écrit. Celui qui écrit
ce n'est pas le moi qui est né, qui parle telle langue maternelle,
qui a telle mère, telle grand mère ; ce n'est pas en tant
que j'ai telle mère, telle grand mère, que j'ai écrit
727 à la puissance telle
Non, c'est en tant que je suis
l'habitant de l'univers des règles, en tant que j'ai subi le
dressage qui m'a conduit vers l'univers des règles. C'est en
tant que j'ai subi ce dressage que je peux écrire et me dire,
tout rassuré, après tout, ce nombre astronomique que j'écris
est bien déterminé. Il suffit de l'avoir écrit,
c'est tout, il est là. Mais il n'est pas là, voilà
la question ! Il est là sur le tableau comme notation, mais il
n'est pas là. Et alors, il exigerait de moi, à ce moment,
un autre engagement subjectif que les engagements affectifs.
Donc un autre. L'entrée dans un autre jeu de rapports symboliques
que le jeu de mes rapports familiers ; il va falloir donc que je rééduque
ma subjectivité usuelle, ma subjectivité ancestrale, si
vous voulez, ma subjectivité héritée, que je l'éduque
pour pouvoir repérer cet objet qui se tient à distance
et qui ne se livre pas entièrement, intuitivement dans la richesse
de son contenu.
A ce moment là, je vais me poser la question d'habiter - c'est
ce qui fait le mathématicien -, habiter le monde des objets des
mathématiques ; habiter, devenir habitant, exactement comme j'habite
ma maison, c'est à dire me mouvoir intuitivement dans ces champs
de problème, essayer de m'y repérer.
On dit des mathématiciens qu'ils font des mathématiques
en rêvant, non pas en dormant, mais en rêvant, c'est ainsi
que l'un d'eux m'expliquait :
"Je travaille à ma table, je ne vois rien, je gratte, je
gratte, je souffre en grattant, je fais, je refais, je recommence, je
travaille, je souffre, et puis, je m'étends. Je ne pense à
rien, puis le champ se décante et le champ des objets se montre
pour ainsi dire métaphoriquement ; il y a un changement de formes,
un changement de nature. Ce ne sont plus les écritures, c'est
un monde de formes qui se déploie, souvent repérable,
souvent non, parfois bien repéré, il se meut là."
Il dit :
"Après cela, en rêvant de la sorte, je me remets à
mon travail. Ça se met en place. Les objets qui m'échappaient
ont montré leur forme. Ils ont montré leur connexion,
mais d'une façon intuitive et quasi spatiale, quasi imagée.
C'est parce que je suis naturellement géomètre".
Sans doute, mais il y a toujours une forme d'imaginaire, une forme de
déploiement de l'imaginaire, le schème imaginaire qui
accompagne le remplissement des visées d'objets mathématiques
absents. C'est ce qui est curieux et c'est ce qui est la marque de la
subjectivité mathématicienne ; l'objet mathématique
n'est jamais donné en personne, il est toujours donné
dans l'absence. En cela il exige le travail, il exige l'écriture.
Mais en cela il exige, toujours, le remaniement des champs intuitifs
qui y sont associés, et par conséquent tout le jeu de
l'imaginaire et l'imagination par lequel ces objets prennent forme,
prennent corps, deviennent, se montrent dans leur richesse et par conséquent,
deviennent, pour ainsi dire, exigeants.
Réfléchissons un peu à cette situation. Que signifie
t-elle du point de vue de ce que nous appelons le sujet ? Est ce qu'il
existe un sujet mathématicien ? Je veux dire : une instance,
un ego, un je mathématicien survolant, surplombant, producteur
par essence, constructeur par essence, capable de fabriquer des mathématiques
par essence, en vertu de sa constitution. Il y a des philosophes qui
l'ont cru, évidemment. Vous vous rappelez, peut être, si
vous l'avez lu, Emmanuel Kant écrit à peu près
ceci dans l'introduction de La critique de la raison pure : le premier
qui a démontré le triangle isocèle, Thalès
ou un autre, celui là a procédé par le jugement
synthétique a priori, c'est à dire que l'entendement humain
est invariant, anhistorique, producteur de lui même, producteur
des règles.
Ce sujet, on ne le trouve nulle part. Tout du moins dès qu'on
le cherche, il s'évanouit. Dès qu'on le cherche, il sombre
dans sa propre diversité, dans sa propre histoire. On le sait
très bien puisqu'on a été enfant. Nous savons très
bien que nous n'avons pas toujours été à même
de penser ce que nous pensons maintenant pouvoir penser, et le fait
de ne pas avoir été à même est constitutif
de ce que nous sommes maintenant comme être parlant et être
pensant. Notre histoire propre, notre genèse, nos avatars, nos
erreurs, nos errances sont constitutifs de ce que nous sommes maintenant.
Donc le sujet, il est pris dans le temps, il est pris dans son histoire,
dans sa propre éducation, dans son propre mouvement. Il n'y a
donc pas de sujet survolant, immuable, inné au delà du
temps, au delà de l'histoire. S'il y a un sujet mathématique,
un sujet mathématicien, un sujet de la mathématique, ce
sujet ne peut être que tout à fait incarné, tout
à fait historique. Ce sujet est un corps qui parle, un corps
parlant, un corps qui parle une langue, qui a été éduqué
dans une langue, un corps qui dit 'a' est un nombre", il dit une
bêtise mais il dit 'a' un nombre" ! C'est un sujet mathématicien,
c'est à dire un sujet qui se débrouille, qui a à
se débrouiller avec ses propres productions qui lui résistent,
avec ses propres productions qui lui jouent des tours, avec ses propres
productions qui se retournent contre lui, qui deviennent exigeantes.
Dans la mesure où elles deviennent exigeantes, il se fait lui-même,
en tant que sujet, autre que ce qu'il croyait pouvoir être : il
devient un autre, une autre espèce de mathématicien qui
lui résiste avec ses propres productions qui se retournent contre
lui, qui deviennent exigeantes.
Si, moi, dans ma jeunesse, j'ai appris des mathématiques qu'on
appelle classiques, j'ai appris ça dans des livres bien connus
que tous les gens de ma génération ont pratiqués.
Après j'ai dû en apprendre d'autres, j'ai dû refaire
une éducation mathématique à partir des années
40, puis j'en ai fait encore une autre vers 1960, peut être que
j'en ferais maintenant une quatrième, je ne sais pas, je n'ai
plus l'âge ! J'en suis resté à ma troisième
génération, mais j'ai changé de subjectivité
mathématicienne, évidemment, j'ai changé mes habitus,
j'ai changé mes modes d'accès aux objets. Ce n'est pas
simplement qu'on change de langue, qu'on change de langage, qu'on parle
le langage des ensembles après avoir parlé le langage
de fonctions ou qu'on parle le langage des catégories après
avoir parlé le langage des ensembles et qu'on parle même
tous les langages à la fois, ça arrive, ou tout du moins
dans leur connexion. Ce n'est pas seulement cela : c'est que ce ne sont
pas les même modes d'accès.
D'une certaine façon, il en est du travail mathématicien,
toutes proportions gardées, comme du travail artisanal, par exemple
le travail du cordonnier. Supposons qu'il existe encore des cordonniers.
Il a un marteau, il a du cuir, il a des petits clous
C'est son
matériel, et son geste doit s'adapter au marteau.
Mais le marteau, que désigne t il ? Le marteau désigne
un autre. Il désigne le forgeron, le marteau ce n'est pas lui
qui l'a fait, il se l'est procuré, il a acheté un marteau
adapté, ce marteau a été fait par un outil. Dès
lors, il rentre dans ce jeu des rapports intersubjectifs même
s'il est tout seul à taper sur sa semelle avec son marteau ;
il agit en somme sur délégation de l'autre, en tant qu'il
utilise le marteau.
De même, le mathématicien agit sur délégation
de l'autre en tant qu'il écrit, en tant qu'il enseigne, en tant
qu'il cherche, il est obligé de construire des mots, il est obligé
de servir du langage. Il s'en sert souvent de façon métaphorique
; on parlera, par exemple, de filtre, d'idéal, de tribu, on inventera
des mots. On les prend dans le langage de tout le monde, on les saisit.
On ne les détourne pas à proprement parler. On les astreint
à un pouvoir spécifique de désignation exactement
comme le cordonnier se sert du marteau, il ne détourne pas les
propriétés de l'acier du marteau. Il s'en sert, il agit
sur délégation.
Le mathématicien agit, lui aussi, sur délégation.
Mais alors, il faut qu'il en soit conscient. Voilà la question
: rendre celui qui travaille conscient du fait que dans son travail
il agit comme délégué de l'autre, comme porteur
du sens que l'autre confère à son geste, c'est la tâche
fondamentale de la philosophie. La tâche fondamentale de la philosophie,
c'est de rendre clair ce jeu de rapports, de partage du sens. Ce jeu
de rapports interhumains qui est toujours à l'uvre dans
tout travail, même s'il est solitaire, dans toute activité,
dans tout geste humain. Même si apparaît solitaire, en fait
il ne l'est jamais. Donc, il faut rendre clair, il faut rendre explicite
tout ce jeu de rapports.
Pour en revenir à mon point de départ, je crois que c'est
parce que le prof de mathématiques en question, qui était
un homme tout à fait charmant, gentil, qui a toutes les qualités,
cet homme n'était pas au clair avec sa propre symbolique, il
n'était pas au clair avec ses rapports avec les autres.
D'abord, il avait peur des élèves. S'il n'avait pas eu
peur, il n'aurait pas dit : "alors ! je veux de l'ordre là
dedans !", il aurait dit : "Veuillez rentrer s'il vous plaît,
les enfants ; petit à petit ; ne faites pas de bruit, rentrez
gentiment
".
Il n'était pas au clair avec les autres. Il n'était pas
au clair avec ses rapports avec les enfants. Il n'était pas au
clair avec son rapport avec une mathématique qu'il avait apprise
! Sans ça, il n'aurait pas dit : 'a' est un nombre" ! Le
problème c'est d'essayer de se mettre au clair, c'est à
dire de rééduquer la subjectivité de chacun dans
le respect des formes symboliques héritées de la culture
à laquelle on est lié qui est une culture langagière,
fondamentalement langagière. Il ne faut jamais oublier ce que
nous disait le bon Aristote : " zoon logon eikon ", "
un vivant capable de discursivité ", capable d'expression,
un vivant qui s'exprime.
Voilà ce que veut dire exprimer les mathématiques, exprimer
les objets mathématiques, avoir affaire et exprimer, avoir affaire
et transmettre, avoir affaire et faire apprendre et s'apprendre soi
même à faire apprendre et, par conséquent, constituer
l'objet, constituer la chose. L'objet mathématique n'est constitué
que dans ce jeu de rapports interhumains, de rapports interlangagiers,
sinon il n'existe pas. Il n'y a pas de mathématiques, elles ne
sont nulle part. Il y a des choses, elles sont entre nous ; les mathématiques
sont entre nous ! Et bien, il faut me persuader de cela !
Bon je m'arrête là. Peut être qu'on pourrait discuter
maintenant.
Jean Toussaint De Santi
Professeur honoraire Paris Sorbonne
C'est bien la
rupture avec les formes symboliques qui doit être au centre
des préoccupations de l'enseignant spécialisé.
Et au-delà, face aux difficultés, aux échecs
en mathématiques et à son cortège d'inhibition,
de dégoût, d'angoisse...l'enseignant doit pouvoir proposer
des réponses. Encore faut-il disposer de perspectives, d'outils
d'investigations pertinents, afin de construire des interventions
cohérentes et conséquentes qui autorisent à
aller au-delà de la simple "remise à niveau"
insuffisante dans bien des cas.
Ceci
ne doit pas nous empêcher d'être au clair sur les attentes
institutionnelles et ce qu'est "faire des mathématiques".
Qu'est-ce que faire des mathématiques ? (Cf Grand N51 - C.Houdement)
"Les connaissances mathématiques prennent du sens
dans les problèmes qu'elles permettent de résoudre
efficacement. Faire des mathématiques, c'est donc d'abord
résoudre des problèmes. Dès l'école
maternelle, le maître doit mettre en scène des situations
permettant aux élèves de développer des compétences
de recherche, d'anticipation, de validation, de communication, en
leur faisant prendre progressivement conscience qu'ils sont capables
de réfléchir, que cette réflexion leur donne
un pouvoir sur le réel."
Travailler les mathématiques avec un enfant ou un adolescent
en difficulté voire en grande difficulté, c'est aborder
les fondements même de cette discipline et se confronter à
ce qui en fait la spécificité. C'est également,
et dans le même temps, prendre en compte la relation du sujet
aux mathématiques et lui permettre de se réinvestir
comme capable d'être actif et autonome en un domaine mieux
compris dans sa nature et dans son fonctionnement. Il nous faut
alors nous inscrire dans une perspective psychologique, dans une
perspective cognitive, dans une perspective didactique afin de fournir
des réponses cohérentes.
L'important pour l'enseignant est, en effet, moins de posséder
un haut niveau mathématique que d'avoir réfléchi
à ce qu'est l'activité mathématique, aux attitudes
qu'elle suppose et ce qu'elle peut générer comme difficultés,
malentendus et malaises. Enfin je pense que pour enseigner une discipline
il faut la partager. Enseigner les mathématiques ne saurait
se faire comme ceux qui enseignent la natation au bord de la piscine
sans jamais se mettre à leau avec les apprenants, en
reculant dès quune goutte deau risque de les
atteindre. Il nous faut partager avec les élèves ce
rapport aux mathématiques. Car comme le dit JT Desanti, philosophe
contemporain, les mathématiques sont entre les hommes.
|