Articulation soin et pédagogie
Extrait des Cahiers de Beaumont : "Enfants et adolescents
présentant des troubles à dominante psychique" N°54 Juin 1991.
Conférence du professeur J.HOCHMANN, psychiatre, psychanalyste, professeur
à la Faculté de Médecine de Lyon et Directeur d'un CMP à Villeurbanne.
Je souhaiterais qu'à partir de
vos pratiques, de vos expériences que nous puissions échanger sur ce
problème, très difficile et en pleine évolution, de l'articulation des
soins et des méthodes pédagogiques concernant des enfants qui présentent
des troubles graves de la personnalité, bref ce qu'on appelle des enfants
psychotiques et autistes...Je me référerai beaucoup aux enfants autistes
car je crois que c'est un modèle, une sorte de paradigme ; quelquefois
il m'arrive de dire que l'autisme est une ultra-psychose, et les choses
qu'on observe et qu'on peut mettre en place avec les enfants autistes
peuvent ensuite être utilisées avec d'autres enfants, même si l'autisme
est heureusement quelque chose de relativement rare. Périodiquement,
la grande presse se fait l'écho d'un certain nombre de débats qui agitent
nos professions ; ces polémiques reposent sur deux faux problèmes, que
je voudrais tout de suite écarter...
Le premier faux problème, c'est l'opposition entre une étiologie biologique
et une étiologie psychologique des psychoses infantiles. Il faut d'abord
dire que nous ne savons pas, que nous n'avons pas actuellement des éléments
précis qui nous permettraient de dire à quoi est du une psychose infantile,
ou un autisme. Il y a très vraisemblablement une intrication
de facteurs j'y reviendrais dans le cours de mon exposé et vouloir
adopter une position strictement psychologique ou une position strictement
biologique, c'est vraiment passer à côté de la plaque
: la question ne se pose pas dans ces termes-là, en fait nous
sommes tous des êtres faits à la fois d'un cerveau et de
quelque chose qui est la pensée, et il est tout à fait
aberrant de vouloir couper les problèmes en créant de
fausses oppositions.
L'autre opposition est celle entre soin et pédagogie. Vous savez
que, historiquement, la psychiatrie infanto-juvénile est une
psychiatrie elle-même dans l'enfance, dans ce sens qu'elle est
assez récente. Pendant tout le XIXe siècle et une grande
partie du XXe siècle, les seules approches que l'on envisageait
pour les enfants présentant des troubles graves de la personnalité
étaient strictement pédagogiques et basées sur
une idée qui était celle du handicap. Si vous regardez
par exemple quelqu'un, pour qui, d'ailleurs, j'ai un immense respect
et qui est un peu notre prédécesseur à tous, SEGUIN,
sa pensée est basée sur l'idée que l'enfant qui
a des troubles intellectuels est un enfant qui a un handicap, à
qui il manque une faculté ; c'est encore la grande période
de la psychologie des facultés. De ce fait toute la pédagogie
spécialisée fonctionne comme une méthode réparatrice
qui va chercher à utiliser les facultés restantes pour
combler en quelque sorte ce manque, laissé par la faculté
qui s'est insuffisamment développée. L'approche de l'enfant
en difficulté psychologique a été basée
sur cette idée-là : développer les facultés
restantes, et qu'il y avait là une sorte de handicap fixé
sur lequel on ne pouvait pas grand-chose en lui-même. En somme,
le modèle qui a informé toute la pratique avec les enfants
en difficulté psychologique, c'est le modèle des handicaps
sensoriels. ITARD, le premier à s'être intéressé
à un enfant autiste, Victor, le sauvage de l'Aveyron, était
un médecin de sourd-muet, et c'est dans une institution de sourds-muets
qu'il a travaillé essentiellement. Avec quelqu'un qui est sourd,
on essaye de développer d'autres facultés pour pallier
son handicap. C'est ce modèle-là qui a très longtemps
dominé l'approche des enfants en difficulté psychologique.
Par la suite, avec la psychanalyse, autour des années 1950, s'est
développée au contraire une attitude tout à fait
différente qui était l'attitude du soin, c'est-à-dire
un autre modèle, non plus du handicap, mais de la maladie, qui
consiste à dire : si l'enfant a des troubles psychiques, c'est
qu'il y a en lui un processus évolutif qui l'a conduit à
construire un certain nombre de défenses contre des angoisses
insurmontables, et, si on réussit par des méthodes psychothérapiques,
à lui faire exprimer ses angoisses, à les nommer, à
le libérer par différentes interprétations, les
processus d'apprentissage se remettront miraculeusement en marche, là
encore je caricature pour montrer les points de vue qui se sont, pendant
longtemps, affrontés. Au tout pédagogique, a donc succédé
un tout thérapeutique et on pouvait entendre, il y a encore dix
ou quinze ans, un certain nombre de gens qui s'opposaient absolument
à ce qu'un enfant autiste, ou un enfant psychotique, soit pris
en charge sur le plan pédagogique, en disant : " il n'est
pas prêt pour ça ! ". Ce sont des phrases que certains
d'entre vous ont pu entendre. Il fallait attendre que le travail thérapeutique
se soit développé suffisamment pour enfin essayer d'enseigner
quelque chose à l'enfant, et utiliser sa tendance à connaître,
une fois celle-ci libérée par le travail thérapeutique.
En fait, on attendait très longtemps et finalement, on se contentait
des méthodes thérapeutiques et on ne faisait rien sur
le plan pédagogique. Devant ces excès du tout thérapeutique,
la réaction n'a pas tardé : vous savez qu'actuellement,
se développent des procédés strictement pédagogiques
qui visent à revenir, en somme, à cette première
période dont je vous parlais tout à l'heure, à
la psychologie des facultés, et qui rejettent énergiquement
toute approche thérapeutique, en disant : " ces enfants
sont des handicapés : ". J'ai assisté récemment
à un colloque où quelqu'un disait que l'autisme n'était
pas une maladie, mais un handicap, il s'agissait de rééduquer
les autistes, un point c'est tout !, le reste n'étant qu'escroquerie.
On a même ajouté que l'on culpabilisait les parents, etc
enfin vous connaissez tous ces arguments. Je voudrais dire que ce problème
de l'opposition entre soin et pédagogie me semble un faux problème,
complètement dépassé et que, de mon point de vue,
et j'annonce tout de suite mon argument, s'agissant d'un enfant, il
n'y a pas de soin sans pédagogie, il n'y a pas non plus de pédagogie
sans soin. Voilà en gros ce que je voudrais faire passer comme
message ; à partir du moment où vous avez entendu cela,
vous avez entendu tout le reste
Je vais quand même essayer d'aller un peu plus loin, en décrivant
le système que nous avons mis sur pied depuis une vingtaine d'années
à Lyon Villeurbanne, pour des enfants psychotiques et autistes
; après avoir décrit ce système, j'essaierai de
vous parler sur un mode un peu plus théorique de la pensée
psychotique, des particularités de l'enfant psychotique, comment
on peut comprendre théoriquement les approches que l'on met en
place.
Dans mes contacts quotidiens avec des instituteurs et des institutrices
spécialisés avec qui je travaille, nous avons mis actuellement
en place un groupe de recherche, qui démarre assez timidement,
mais où nous essayons de réfléchir sur les particularités
de la pensée de l'enfant psychotique, sur son rapport au savoir
qu'on lui propose, et à partir de là sur les méthodes
pédagogiques : mais n'attendez pas de moi que je fournisse des
recettes ou des méthodes pédagogiques, je vous dirai les
lignes de recherches qui sont les nôtres, pas plus.
Quand je décris le système qu'on a mis en place à
Villeurbanne, je prends souvent une métaphore un peu triviale,
j'appelle cela un tabouret ! Un tabouret à quatre pieds ; si
on coupe un pied, on risque de se casser la figure ; la métaphore
du tabouret vise à dire que chacun de ces pieds est aussi indispensable
que les autres. Il n'y en a pas un qui doit être plus long que
les autres sinon le tabouret serait bancal.
Le premier pied de mon tabouret, c'est le soin individuel ; c'est
peut-être une des particularités du travail que nous avons
mis en place à Villeurbanne. Pour ceux d'entre vous qui ont travaillé
dans des institutions médico-pédagogiques, des hôpitaux
de jour, vous savez qu'habituellement on commence par prendre l'enfant
en groupe et on lui cherche éventuellement un thérapeute
individuel. Nous, nous avons pris une position inverse, non pas pour
faire le contraire de tout le monde, mais pour des raisons historiques,
parce qu'on a démarré avec très peu d'enfants,
c'est une institution qui a grandi petit à petit (en ce moment
nous avons une vingtaine d'enfants), mais aussi pour des raisons théoriques
qui, très rapidement, nous sont apparues importantes et que je
développerai tout à l'heure. Lorsqu'un enfant arrive chez
nous, il est confié à une personne qui va être sa
soignante. J'emploierai le féminin, parce qu'il se trouve que
je travaille avec des femmes. Donc, cet enfant est confié à
une personne qui va être sa soignante de référence,
le pivot autour duquel tout le reste va se mettre en place. La soignante
voit l'enfant de trois à cinq fois par semaine ; ce sont des
séances qui durent en général une heure. Pendant
un certain temps elle va avoir essentiellement pour fonction d'apprivoiser
l'enfant psychotique ou autiste, de faire connaissance avec lui. On
cherche à ce que ces séances se déroulent dans
le même lieu, dans un bureau, et dans le même temps, de
manière à ce que l'enfant puisse se repérer à
partir de ce qui se passe avec sa soignante, spécifier ce qu'il
fait avec elle par rapport à ce déroulement des séances
dans le même lieu, à la même heure, dans le même
temps de trois à cinq fois par semaine, séances pour lesquelles
les soignantes, qui sont soit des psychologues, soit des infirmières
ou des éducatrices, vont utiliser les médiations habituelles
avec l'enfant : des jouets, des papiers, des crayons, de la pâte
à modeler etc. ça n'a rien en soi de très original.
Cette période d'apprivoisement, je l'appelle le temps du maternage,
c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas du tout pour la soignante en
question de devenir une sorte de substitut maternel pour l'enfant ;
l'enfant a par ailleurs une famille ; s'il n'en a pas, ou si sa famille,
comme il arrive dans quelques cas, est totalement inefficace ou ne peut
plus faire face, on utilise un système de placement familial
avec des familles d'accueil. Donc cette soignante n'a pas à remplacer
la mère pour l'enfant, elle est, ce que je pourrais appeler une
mère symbolique ! Il s'agit de créer une sorte de métaphore
de maternité, qu'une maternité réelle. En effet,
un des gros problèmes des enfants qui ont de graves troubles
psychologiques, c'est de ne pas accéder ou d'avoir beaucoup de
difficultés à accéder au monde des symbolisations.
Le fait de rencontrer trois à cinq fois par semaine une personne
qui fait avec lui comme une maman, sans être vraiment une maman,
qui joue en somme avec lui à la maman avec des jouets et toutes
sortes d'activités, c'est déjà créer pour
cet enfant quelque chose comme une ébauche de symbolisation ou
de métaphorisation. Cette soignante a donc au début fonction
de maternage, d'évocation de ce qui est symbole
Ce qui est
important finalement, c'est ce qui n'est pas là autant que ce
qui est là
Ce qu'elle ne donne pas est au moins aussi important
que ce qu'elle donne. Je m'explique : quand un enfant commence à
s'attacher à une personne qu'il voit trois ou quatre fois par
semaine et qui s'occupe de lui pendant ce temps, cette personne va progressivement
lui faire éprouver l'absence : il va s'apercevoir des moments
où elle est là, et puis des moments où elle n'est
pas là
les moments où elle n'est pas là vont
lui apparaître comme des moments difficiles, les séparations
sont quelquefois douloureuses
mais le fait de contribuer à
dessiner petit à petit à l'intérieur du psychisme
de l'enfant les contours de l'absence, c'est créer la place à
l'intérieur d'un enfant pour un processus de symbolisation. Symboliser
cela consiste à représenter quelque chose qui n'est plus
là
Quand un enfant prend son pouce dans la bouche, et qu'on
dit que le pouce symbolise le sein maternel, on pourrait dire aussi
bien qu'il symbolise l'absence du sein maternel
De la même
manière, si j'ose ainsi m'exprimer, l'heure de thérapie,
dans un premier temps, est un peu comme le pouce dans la bouche, quelque
chose qui compte autant par ce qu'il signifie de l'absence que par ce
qu'il apporte de présence. Encore faut-il qu'il apporte quand
même quelque chose
le symbole, ça s'étaye sur
des éléments de réalité. Quand je dis que
le pouce symbolise le sein, c'est quelque chose que l'on peut toucher,
qu'on peut sucer, qu'on peut sentir, ce n'est pas là une image,
ni une pure idée, c'est quelque chose dans la réalité.
Que dans ce temps de maternage, la soignante soit une réalité
pour l'enfant, est important. C'est d'ailleurs une spécificité
des soins aux enfants psychotiques que de leur donner ces éléments
de réalité car, avec un enfant beaucoup moins perturbé
ou avec un adulte, on peut se contenter d'avoir une position en retrait,
d'attendre que l'enfant produise et d'apporter des interprétations.
Avec un enfant psychotique, qui n'a pas autant de facilités à
créer des symboles, il faut un certain engagement dans la réalité,
qui peut prendre d'ailleurs quelquefois l'aspect de petites modifications
du cadre, c'est-à-dire que la soignante, bien qu'elle ait toujours
des temps précis avec l'enfant et que cela se fasse dans un lieu
précis, peut quelquefois sortir aussi de ce bureau, faire un
tour avec l'enfant dans la rue, se promener dans les couloirs.
Lorsque progressivement, leurs relations se consolident et que l'enfant
commence à parler, on passe à un deuxième temps.
Bien sûr, ces deux temps sont tout à fait schématiques,
ça ne se passe pas de façon aussi nette. Ce deuxième
temps, je l'appelle le temps du conte. Progressivement, la soignante
va pouvoir mettre des mots sur ce qu'elle vit avec l'enfant, et commencer
à écrire avec lui, écrire au sens métaphorique
du thème, leur histoire commune : petit à petit, quelque
chose d'une mise en mots d'une histoire qu'il sont en train de vivre
et de fabriquer ensemble, va se développer. Cette idée
d'appeler ça un conte m'a été donnée par
un petit garçon qui s'appelait David, et que j'appelle Didier,
dans le livre auquel vous avez fait allusion. L'histoire est la suivante
: David avait une soignante qui avait construit avec lui une relation
très solide ; elle est partie en vacances. Didier a assez mal
supporté cette séparation. Quand elle rentre de vacances,
David met en scène une sorte d'histoire, raconte quelque chose
de très confus, concernant un château à l'intérieur
duquel se trouvait un petit lutin ; ce petit lutin mettait le feu au
château, le château brûlait et se détruisait,
c'était une histoire épouvantable qui reprenait des épisodes
antérieurs de leurs histoire commune. Sachant un peu ce que ce
type d'images pouvait spécifier pour David, la soignante lui
raconte par petits bouts l'histoire suivante : quand Annette est partie
en vacances, David était très en colère et il a
pensé que le petit David dans la tête d'Annette allait
mettre le feu, et qu'Annette serait complètement brûlée
et qu'elle ne reviendrait pas
Il a eu très peur. David écoute avec beaucoup d'intérêt
cette histoire, il prend une couverture, qu'il met sur une table, il
construit une sorte de maison, se met sous la table et dit à
Annette : " viens t'asseoir à côté de mois
dans le château et raconte-moi encore des histoires du petit David
dans la tête d'Annette ". Ce " raconte-moi une histoire
" décrit très bien ce que j'appelle le temps du conte,
c'est-à-dire un temps où la soignante essaye de mettre
en mots et en histoire, leur vécu commun au fil des années.
Donc c'est le premier pied de mon tabouret : le soin individuel.
Le
deuxième élément de mon tabouret, ce sont les activités
de groupe. Elles sont généralement
secondes, un peu différentes de ce qu'on développe habituellement
dans les institutions où on commence plutôt par le groupe
; mais, assez vite, quand l'enfant commence à être bien
accroché à sa soignante et à l'institution, il
est introduit dans un certain nombre de groupes, menés par des
soignantes, des infirmières, et qui vont avoir essentiellement
deux objectifs. Le premier est d'aider les enfants à commencer
à avoir des liens les uns avec les autres, à prendre conscience
que les autres enfants existent, à créer des systèmes
de repérage entre eux. Ce sont des groupes de trois à
cinq enfants avec une forte présence d'adultes, il y a presque
autan d'adultes que d'enfants, généralement deux ou trois
adultes pour cinq enfants. Certains de ces groupes ont des activités
précises. Je participe personnellement à l'un de ces groupes
qui se déroule deux fois par semaine et qui est un repas. Il
s'agit souvent d'activités qui essayent d'être aussi proches
que possible de la vie quotidienne de manière à créer
une sorte de ciment. Par exemple ce groupe qui a lieu autour d'un repas
se fait de la façon suivante : les enfants arrivent vers 11 heures
; à ce moment-là on essaye de susciter en eux la participation
à la confection et au choix du menu ; comme ce sont des enfants
qui possèdent à peine le langage, on n'est pas très
difficile : si un enfant prononce le mot salade, on comprend qu'il faut
acheter de la salade, s'il dit poisson, on pense au poisson, on essaye
de saisir ce qui peut apparaître comme créativité
chez l'enfant ; à partir de là, certains vont faire les
courses puis on se retrouve, on fait la cuisine, on mange et ensuite
on se réunit autour du café, pour les adultes, les enfants
ont droit au coca, et on essaye de discuter de ce que l'on a vécu
ensemble pendant ces deux ou trois heures. Ce n'est pas toujours très
facile, parce que ce sont des enfants dont certains ont très
peu de langage, mais à travers ces quelques éléments,
on est très attentif à ce qui se passe entre eux au point
de vue interactif. Il est apparu au fil des années que ces groupes
étaient un très bon moyen d'apprentissage de la symbolisation,
en particulier leur intérêt fondamental est de servir de
substratum au vécu de l'absence. Je m'explique avec un exemple
: à un moment où le groupe était de cinq enfants,
et où un des enfants manquait, on a vu une petite fille autiste
prendre cinq chaises, les mettre les unes à côté
des autres et passer par une espèce de mouvement de reptation
d'une chaise sur l'autre comme si elle essayait de rétablir un
lien et de combler l'absence marquée par celui qui n'était
pas là. Ce sont des petits événements de ce genre
qui montrent que lorsque le groupe commence à exister, des absences
à l'intérieur du groupe peuvent être évoquées,
peuvent être symbolisées. Notre travail est d'essayer d'aider
l'enfant à évoquer, à symboliser l'absence, comme
je le disais tout à l'heure, à essayer de créer
en lui un espace où peut se loger quelque chose d'absent, où
peut se loger un processus de symbolisation, évidemment soutenu
par ce que nous disons, par ce que nous transmettons. C'est une des
premières fonctions du groupe de créer entre les enfants
les liens qui permettent d'expérimenter les manques, les absences.
Le deuxième objectif de ces groupes est de favoriser une ébauche
de socialisation vers le monde extérieur et certains de ces groupes
vont dans des centres sociaux participer à des activités
: patinoire, etc. enfin tout ce que l'on peut faire dans ces centres.
Ils se mêlent en particulier aux activités des mercredis
des centres aérés, accompagnés par des soignants,
et rencontrent à ce moment-là les autres enfants dans
la ville. C'est donc le deuxième pied de mon tabouret.
Le troisième pied qui est également essentiel, c'est
le travail avec la famille. On a beaucoup dit que les " psy
" culpabilisaient les familles et, peut-être cela a-t-il
été vrai. Un certain nombre de gens ont tenu sur les familles
des psychotiques des propos inadmissibles, non seulement injurieux mais
qui ne reposaient sur aucune connaissance précise. Lorsqu'un
psychanalyste, dont je ne dirai pas le nom, a écrit que la psychose
de l'enfant était fille de la perversion maternelle, quand on
est mère d'enfant psychotique et que l'on lit cela, ça
ne fait pas plaisir, d'autant moins qu'on ne voit pas sur quoi cela
repose. Donc c'est vrai qu'il y a eu quelques excès dans la profession,
mais je ne crois pas que ce soit ça qui ait justifié ce
mouvement, disant que les psy culpabilisaient les parents. Je crois
le problème beaucoup plus fondamental, et qu'il est tout à
fait impossible d'avoir un enfant psychotique, autiste, sans être
culpabilisé. J'irai même plus loin : il est impossible
d'avoir un enfant sans se sentir coupable. Ceux d'entre vous qui sont
père ou mère le savent bien, toute maternité et
toute paternité impliquent nécessairement un élément
de culpabilité, même si nos enfants réussissent
très bien, si nous en sommes très satisfaits. Freud disait
en parlant de l'amour parental quelque chose comme : " l'amour
parental si beau et si touchant n'est rien d'autre qu'une projection
narcissique ". C'est vrai que nous nous projetons dans nos enfants,
mais qui dit narcissisme, renvoie à des idéaux que nous
avons et la réalité n'est jamais au niveau de l'idéal.
Quand la distance avec l'idéal nous semble trop grande, elle
entraîne des sentiments d'échec, par conséquent
de culpabilité. Cela s'accroît de façon considérable
si l'enfant est mal formé et, lorsque l'enfant est psychotique
ou autiste, cette culpabilité est très difficile à
porter, même franchement intolérable. Il y a un procédé
vieux comme le monde pour se débarrasser d'une culpabilité
trop forte, c'est la projection, c'est-à-dire ce n'est pas moi
qui me sens coupable, c'est l'autre qui m'accuse de quelque chose. Un
certain nombre de réactions des parents s'explique ainsi. D'où
d'ailleurs, l'importance fondamentale du travail avec des familles,
ne serait-ce, justement, que pour essayer, en parlant avec eux, de déconstruire
ces systèmes de culpabilisation, de distanciation par rapport
à un idéal inaccessible. Une approche qui me semble très
intéressante, c'est de faire collaborer les parents à
notre travail. Je crois que c'est une des choses que cette école
comportementaliste dont vous avez peut-être entendu parler, de
Schopler, aux Etats-Unis, a très bien trouvé : donner
aux parents un rôle actif dans la prise en charge des enfants
psychotiques et autistes. Le terme qu'ils emploient est celui de thérapeute
associé, je n'aime pas beaucoup ce terme, parce que je crois
qu'il ne faut pas mélanger les genres, il y a des gens qui sont
là pour soigner, et d'autres pour élever leur enfant,
chacun a son domaine et il s'agit de collaborer. Je ne les appellerai
donc pas des thérapeutes associés, mais les parents ont
énormément de choses à nous apporter et il est
très important de les placer dans un rôle actif par rapport
aux soins et non pas comme les purs réceptacles de nos bonnes
volontés et de nos merveilleuses techniques, thérapeutiques
ou pédagogiques. Leur donner un rôle actif, qu'est-ce que
cela veut dire ? Cela veut dire, par exemple, leur demander de nous
raconter l'histoire de l'enfant et pas seulement sur un mode anecdotique.
Les parents dont les dépositaires de l'histoire de l'enfant,
ils savent sur lui, quel que soit l'âge auquel nous le voyons,
des tas de choses que nous ne savons pas, il sont capables quand l'enfant
ne parle encore qu'un charabia qu'ils sont seuls à comprendre,
de servir d'interprètes. Souvent d'ailleurs, dans le début
de ces séances individuelles dont je parlais tout à l'heure,
la soignante introduit la mère comme interprète : la mère
a alors un rôle actif. Dépositaires de l'histoire de l'enfant,
dépositaires du langage, souvent ces parents ont aussi inventé
des procédures efficaces pour aider leur enfant. On a beaucoup
insisté sur les aspects pathogènes de la famille, cela
existe, je ne veux pas faire dans l'angélisme. Quelles que soient
les causes, il se crée entre les parents et les enfants, particulièrement
lorsqu'il y a une pathologie, mais aussi dans les familles normales,
des cercles vicieux interactifs où les parents réagissent
face à l'enfant parce qu'ils sont angoissés, culpabilisés
de telle manière que leur comportement aggrave la pathologie
de l'enfant et on sait bien qu'un certain nombre d'enfants psychotiques
ou autistes, dès qu'ils se trouvent à la maison, sont
absolument insupportables et quand ils sortent du milieu familial, tout
à fait différents, comme s'il se créait entre les
parents et eux quelque chose qui aggravait leur pathologie. Cela aussi
est un travail que l'on peut faire avec les parents : essayer de déconstruire
certaines interactions pathogènes. Mais les parents inventent
aussi des procédures extrêmement efficaces que nous pouvons
soutenir, nous pouvons leur donner un label de qualité, si j'ose
ainsi m'exprimer. Je pense à un enfant psychotique qu'on a suivi
pendant très longtemps, c'était le premier dont on se
soit occupé, il y a plus de 20 ans maintenant, enfant qui avait,
comme souvent les enfants autistes, des préoccupations anatomiques
très importantes, qui était fasciné par les articulations,
par le fonctionnement du corps. Ses parents avaient acheté des
livres d'anatomie et passaient de longs moments avec lui : c'était
des gens très simples qui avaient fortement enrichi leurs connaissances,
ils s'étaient mis à apprendre l'anatomie et ils passaient
de très bons moments avec lui à essayer d'utiliser son
symptôme pour un échange et finalement aussi pour des apprentissages.
Je fais ici une petite parenthèse et j'y reviendrai lorsqu'on
parlera pédagogie : il est très important avec ces enfants
de passer par le symptôme, c'est Bruno Bettelheim qui nous l'a
appris, de se servir du symptôme dans ce que ce symptôme
peut avoir de positif. B.Bettelheim que j'ai eu la chance d'assez bien
connaître et qui est venu 2 ans de suite à Villeurbanne
nous aider dans notre travail, avait vis-à-vis des parents des
attitudes très critiques que je ne partage pas, mais il avait
une connaissance assez extraordinaire des enfants autistes et une façon
de les approcher très intelligente, qui essayait de connoter
de façon positive le symptôme, enfin d'utiliser le symptôme
pour ce qu'il représente de créatif. Il avait une anecdote
très amusante qui, paraît-il, est vraie : pendant la Révolution,
Danton, à la fenêtre de son logement quelque part dans
Paris, voit passer une manifestation, des gens avec des pics, des banderoles
! Alors il descend en courant et se met devant la manifestation. Un
autre révolutionnaire qui était avec lui, lui demande
: " tu sais pourquoi ils sont en train de manifester ? " et
Danton dit : " Pas du tout, mais un leader révolutionnaire
doit toujours être en tête de la manifestation ! Et Bettelheim
reprenait cette phrase en disant : " c'est la même chose
avec les symptômes ! " Les symptômes de l'enfant psychotique
sont une manifestation dont très souvent nous ne connaissons
pas le sens, mais le thérapeute doit toujours être en tête
: il faut l'utiliser, il faut marcher avec le symptôme ; petit
à petit, on comprend ce que ce symptôme veut dire et on
tente de le déconstruire.
Pour en revenir au petit garçon de tout à l'heure, les
parents avaient pris le symptôme, purement psychotique, cette
marotte extraordinaire pour l'anatomie et, à partir de là,
ils avaient construit quelque chose qui leur permettait d'avoir avec
cet enfant des relations tout à fait positives. Plus tard, la
marotte de l'enfant a évolué, de l'anatomie, il est passé
à l'électronique, et le père s'est lancé
dans les études assez poussées d'électronique pour
pouvoir le suivre ; Le garçon qui a aujourd'hui plus de 20 ans,
est un technicien en électronique assez sophistiqué, capable
de faire des réparations très compliquées, avec
une méthode d'ailleurs qui est la sienne. On s'était dit
que, puisqu'il était tellement passionné par l'électronique,
on allait essayer de lui trouver un apprentissage : on avait fait la
connaissance d'un monsieur un peu marginal il faut toujours trouver
des gens un peu spéciaux pour tenter des intégrations
de ce genre et ce personnage très original, un inventeur, genre
concours Lépine, avait un petit atelier où il travaillait
seul la plupart du temps et où il construisait des appareils
sur mesure pour la Faculté des Sciences. Il avait accepté
de prendre Alain chez lui en apprentissage : au bout de quelques semaines,
il m'a téléphoné en disant : " Je ne peux
pas continuer, je suis en train de devenir complètement fou
". Je lui dis : " qu'est-ce qu'il se passe ? " et il
me dit : " Quand on m'amène un appareil en panne à
réparer, je le confie à Alain, j'ai essayé de lui
apprendre des procédures logiques, on décompose l'appareil
en parties pour trouver la panne. Il n'a jamais voulu accepter mon système,
il fait ça d'une façon que je n'ai jamais réussi
à comprendre, il prend ça dans tous les sens, il trouve
la panne, il va plus vite que moi !. Et il ajoutait : " je ne peux
pas continuer ainsi, il bouleverse tous mes cadres, toute ma logique
est en train de vaciller ! " Donc Alain est réparateur en
télévision et magnétophone pour les gens du voisinage,
il prend son temps, mais il répare, parce que son père,
quand Alain avait dix, douze ans, ayant découvert cette espèce
de fascination folle, cette passion extraordinaire pour l'électronique,
s'est mis à apprendre l'électronique pour pouvoir travailler
avec lui. Deux petites anecdotes, encore, pour vous montrer en quoi
cette fascination était folle, et reste encore folle : la maison
de ces gens est très curieuse : lorsqu'on sonne on vous ouvre
et la porte, en s'ouvrant déclenche un ventilateur qui en déclenche
lui-même un deuxième, il y a cinq ou six machines qui se
mettent en route dans toute la maison, qui ne servent à rien
d'ailleurs, mais toute la maison se met en marche avec des machines
qui sont branchées les unes sur les autres. Quelquefois, tout
fou qu'il est, il est capable aussi d'utiliser ses compétences
: la famille se chauffe avec un poêle à mazout. On leur
livre le mazout dans des espèces de gros tonneaux et il faut
vider ces tonneaux dans une cuve qui alimente le poêle. Un jour
le père dit à Alain : " Tu me videras les tonneaux
de mazout dans la cuve ". Quand il revient le soir, il dit à
Alain : " Alors tu as vidé les tonneaux ? " et Alain
: " non, je n'ai pas vidé les tonneaux ! C'est fatiguant,
c'est lourd ". Alors le père : " Comment je vais faire
? ". Mais ta cuve, elle est pleine ! " Alain qui ramasse dans
les dépôts d'ordures des tas de machines, avait démonté
une pompe de machine à laver la vaisselle, il l'avait montée
; et avait pompé le mazout du fût à la cuve
cela
marchait très bien. Alors le père a dit : " écoute,
cela fait des semaines que je me crève à porter ! Pourquoi
tu n'as jamais pensé à me dire ça ? Alain de répondre
: " Mais tu ne m'as jamais demandé de m'occuper du mazout
! " Ce qui est tout a fait dans la logique psychotique. Enfin,
tout cela pour dire que c'est très important de s'appuyer sur
les familles, de travailler avec la famille, non seulement d'essayer
de déconstruite les cercles vicieux qui peuvent exister entre
parents et enfants, mais encore d'appuyer tous les éléments
positifs de ce que les familles peuvent inventer comme procédures
pour aider leur enfant.
Le quatrième pied du tabouret, c'est celui, bien sûr
qui vous intéresse le plus directement, c'est l'école
! Comme je le disais tout à l'heure, longtemps on a voulu
opposer le soin et la pédagogie et je crois que l'on faisait
fausse route. Je répète qu'il n'y a pas de soin sans pédagogie,
et pas de pédagogie sans soin. Il nous a semblé très
tôt qu'il était absolument indispensable que les enfants
aillent à l'école. Pour plusieurs raisons, d'abord parce
que tous les enfants vont à l'école, et que ça
représente quelque chose de l'ordre d'une désocialisation
terrible quand on décide qu'un enfant n'ira pas à l'école
! On surajoute en somme une sorte d'aliénation sociale à
son aliénation mentale, on le met carrément à part
des autres enfants, puisqu'il ne va pas à l'école. Ce
n'est pas seulement lui qu'on met à part, mais aussi sa famille,
et les familles supportent très mal que leur enfant n'aille pas
à l'école, donc c'est la deuxième raison pour laquelle,
si on veut pouvoir créer une alliance thérapeutique avec
les familles, si on veut pouvoir travailler avec elles, il est indispensable
que les enfants puissent aller à l'école. Pendant longtemps,
nos tentatives d'intégration scolaire ne sont pas allées
au-delà. Nous mettions les enfants à l'école pour
qu'ils aillent à l'école, comme tous les enfants et pour
faire plaisir aux parents, pour qu'ils se sentent comme tous les autres
parents. De ce fait nous fonctionnions et je crois que beaucoup d'institutions
fonctionnent ainsi, dans le leurre, dans l'illusion. Parce que ces enfants
n'apprenaient pas grand-chose à l'école, et c'est la troisième
raison essentielle pour laquelle il faut que les enfants aillent à
l'école, j'aurai pu la mettre en premier : les enfants vont à
l'école pour apprendre, tous les enfants ont besoin d'apprendre
quelque chose. L'école n'est pas seulement un lieu de socialisation,
elle l'est sans aucun doute, elle est avant tout un lieu de transmission
des connaissances. Pendant longtemps cette transmission des connaissances,
nous l'avions effectivement laissée de côté en pensant
surtout à la socialisation parce qu'on était encore pris
dans cette idée, que je dénonçais tout à
l'heure, à savoir que ces enfants n'étaient pas prêts,
que ce n'était pas encore le moment pour eux de vraiment apprendre.
Ces dernières tentatives d'insertion scolaire ont été
faites, d'une part dans les écoles maternelles pour les petits,
et pour les plus grands dans les classes de perfectionnement de la ville
de Villeurbanne. Je dois dire que nous avons eu de la part d'un certain
nombre d'instituteurs des classes de perfectionnement un concours tout
à fait extraordinaire, de gens qui, régulièrement,
acceptaient de prendre, à raison d'un ou deux par classe deux
c'est déjà beaucoup un enfant psychotique ou un enfant
autiste dans leur classe. Je leur suis infiniment reconnaissant parce
que cela représentait de leur part une très grande abnégation.
C'était bien avant les circulaires sur l'intégration scolaire
et il nous est apparu d'emblée que cela n'était possible
qu'au terme d'un contrat ; nous ne faisions pas un contrat écrit
mais un contrat verbal, il fallait que l'instituteur s'engage et soit
d'accord, mais aussi que nous ayons un engagement vis-à-vis de
lui, d'abord de venir dans la classe s'il y avait du grabuge, et, si
cela ne pouvait pas continuer, de chercher une autre solution pour l'enfant.
David a ainsi fait tous les instituteurs de perfectionnement de Villeurbanne,
puis des communes adjacentes. Il avait une formule : " j'en ai
encore tué un ! ", " j'en ai cassé encore un
! " chaque fois qu'il passait dans la classe suivante. Généralement,
chaque instituteur tenait un trimestre.
Cette utilisation de l'école, à la fois comme lieu de
socialisation et, il faut bien le dire, comme leurre pour les parents,
ne nous a pas vraiment satisfaits au bout d'un certain temps, nous sommes
devenus très critiques par rapport à ce que nous faisions
parce qu'il nous est apparu que les enfants n'apprenaient rien. Il y
avait une sorte de consensus, que, de toute façon, ils ne pouvaient
pas apprendre. Alors, se produisait un phénomène que j'ai
essayé de décrire sous le nom de mascotte : l'enfant devenait
la mascotte de la classe. Le corps des instituteurs était très
fier d'avoir son psychotique ; il y a même eu des maîtres
qui nous ont demandé, pour un qui s'en allait de leur en fournir
un de remplacement
Les parents, étaient très contents,
leur enfant allait à l'école ; nous on se sentait très
fiers parce qu'on faisait de l'intégration scolaire avant la
lettre. Cela se passait au début des années 70
Mais
cette position de mascotte n'apportait pas grand-chose à l'enfant,
il n'apprenait rien et même elle avait des effets nuisibles parce
que, dans certains cas, l'enfant devenait pour les autres celui qui
a droit de faire ce que personne n'a le droit de faire. Evidemment,
si un enfant dans une classe ordinaire ou dans une cour de récréation
baisse son pantalon, montre ses fesses ou ses organes génitaux,
en général les petits camarades se moquent de lui, puis
le maître intervient, il se passe quelque chose qui montre que
ce n'est pas permis. L'enfant psychotique pouvait le faire, il pouvait
faire ce que tous les autres ont envie, mais n'osent pas faire, en somme
les autres prenaient un grand plaisir, par délégation,
à voir enfin quelqu'un qui pouvait faire ça. On essayait
de pousser l'enfant psychotique à avoir des comportements les
plus extravagants possible. Il est apparu dans certains cas que cela
servait aux maîtres à régler leurs problèmes
! Je m'adresse à des maîtres, mais je pense que vous comprendrez
ce que je veux dire, chacun d'entre nous a gardé de très
bons souvenirs de son école, mais il n'empêche que chacun
de nous a gardé aussi des sentiments qui ont à voir avec
la violence dont nous avons tous été l'objet, car il y
a dans toute pédagogie aussi peu directive, aussi moderne soit-elle,
un élément de violence : la pédagogie c'est, dans
une certaine mesure, une imposition de savoir, une imposition de discipline
qui suscite en nous des attitudes, plus ou moins sublimées, plus
ou moins intégrées, de revanche à prendre sur l'école.
L'enfant autiste ou psychotique, qui remettait complètement en
cause le système scolaire, était aussi pour le maître
une façon d'avoir quelqu'un qui, par délégation,
exprimait cette revanche. Je pense encore à une anecdote : une
enfant autiste avait coiffé la directrice avec un seau d'eau,
pour la plus grande joie de l'institutrice qui me racontait l'histoire.
Je ne sais pas quelles étaient les relations entre l'institutrice
et sa directrice, mais manifestement, lorsqu'elle me racontait l'histoire,
elle était tout à fait ravie de cette remise en cause
de la hiérarchie
Alors je crois que c'est bon d'en rire
maintenant, mais ce n'est ni très pédagogique, ni très
bon pour le développement des enfants. C'est ce qui nous a amenés
progressivement à réfléchir sur ce que nous faisions
et à cesser ces intégrations tous azimuts pour développer
des classes spécialisées. Je dois dire que j'ai été
très aidé par Monsieur Jouvet (?) Inspecteur départemental
d'éducation spécialisée du Rhône, qui m'a
aidé à créer deux classes spécialisées
qui ont chacune 6 enfants et qui fonctionnent dans une école
choisie très près de notre centre médico-psychologique.
Les allées et venues d'un lieu à un autre sont très
faciles, mais ce sont quand même deux lieux différents.
Une idée nous est apparue très importante, puisque je
vous parlais des quatre pieds du tabouret, c'est que chacun de ces pieds
devait avoir son individualité et être nettement différencié
dans nos têtes d'abord, mais, aussi placé de telle manière
qu'il puisse être nettement différencié dans la
tête de l'enfant. Si les pieds du tabouret se confondent, il n'y
en a plus qu'un, pas quatre ! Le fait que la pédagogie se fasse
à l'école et les soins dans le centre médico-psychologique,
le fait que nous dépendions d'administrations complètement
différentes, que je n'aie aucune fonction d'autorité sur
les institutrices, qui sont intégrées dans leur équipe
pédagogique et dépendent de leur directeur, de leur inspecteur,
et que j'ai de mon côté mon équipe de soins, fait
que nous collaborons d'une façon très proche. Nous nous
voyons tous les jours, mais chacun a son chez soi nettement caractérisé.
Donc, dans cette école voisine, 2 classes ont été
créées. Pour vous donner des détails administratifs,
ces 2 classes tout à fait banalisées, ont un statut très
particulier : pour y rentrer, il ne faut pas passer par une CCPE, ce
ne sont pas des classes de perfectionnement. L'entrée est soumise
à un triple accord : bien sûr, celui des parents, ensuite
celui de l'institutrice qui va recevoir l'enfant, qui doit donc savoir
si cet enfant peut s'intégrer dans le groupe classe, s'il correspond
à ce qu'elle estime pouvoir apporter, et puis notre accord à
nous qui le lui envoyons. Il n'est donc pas possible à l'administration
scolaire de dire : tel enfant ira dans cette classe. Les entrées
sont soumises à ce triple accord et il est dit clairement que
les enfants qui vont dans cette classe sont forcément en soin
dans notre centre. Il n'est pas possible, bien que certaines familles
aient tenté de pervertir le système, de mettre un enfant
dans cette classe sans qu'il ait en même temps de soins. Cette
condition exerce un peu un chantage sur certaines familles qui seraient
plus intéressées par la pédagogie que par le soin,
mais nous avons toujours tenu très fermement sur ces points.
D'ailleurs, pour donner à l'accord de l'institutrice toute sa
valeur, avant que l'enfant vienne dans la classe, il est généralement
reçu deux jours en observation : une institutrice essaye de voir
si l'enfant va pouvoir s'adapter ou pas. Chacune a six élèves.
On avait envisagé de les regrouper en une classe de douze avec
deux institutrices, mais cela n'a pas très bien marché.
Finalement, c'est vraiment deux classes individualisées, bien
qu'elles aient des activités communes et puissent à certains
moments s'échanger certains enfants. Ce sont des classes intégrées.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Plusieurs choses : que les institutrices
sont intégrées dans le groupe scolaire, et qu'elles font
partie de l'équipe pédagogique de l'école, elles
participent au tour de garde dans les récréations, elles
sont vraiment, à part entière, des institutrices de l'école,
et il me semble que l'intégration des classes repose beaucoup
sur l'intégration d'abord des institutrices ; ensuite, chacun
des enfants, à une ou deux exceptions près, est également
intégré dans une classe normale de l'école pour
certaines activités. Cette intégration dans les classes
normales de l'école peut être tout à fait ponctuelle,
cela peut être simplement le fait d'aller à la piscine
; elle peut aussi être définitive. Notre cas unique jusqu'à
présent, et cela fait 7 ans que cette classe existe, est un enfant
qui a pu réintégrer un CM2, et finalement entrer en 6ème.
Mais on a un certain nombre d'enfants qui peuvent suivre un cours de
lecture ou de calcul dans une autre classe et quelquefois même
participer, à mi-temps, à une classe normale et à
la classe spécialisée. Nous envisageons l'année
prochaine, avec un petit garçon qui, en ce moment, est en maternelle,
qui est très psychotique, mais a de bonnes possibilités
intellectuelles, de le faire entrer directement en CP et d'utiliser
la classe spécialisée comme un GAPP (il se trouve qu'il
n'y a pas de GAPP dans cette école). Tous nos enfants sont donc
intégrés, mais il y a aussi un travail dans l'autre sens
qui facilite l'intégration des institutrices de l'école,
c'est qu'elles peuvent collaborer avec d'autres classes et prendre certains
enfants des autres classes pour des activités. Comme chacun de
ces enfants est en soin, soit dans des groupes, soit individuellement,
comme certains d'entre eux ne fréquentent pas l'école
à plein temps, comme chacun d'eux va par ailleurs dans des classes
ordinaires pour certaines activités, tout ce système fait
que, en règle générale, l'institutrice n'a avec
elle, à un moment T de la journée, que trois ou quatre
enfants sur les six, ce qui permet une pédagogie extrêmement
individualisée. Les liens avec l'école sont très
importants pour ces classes. Cela ne nous a pas empêché
de continuer à travailler avec les autres classes de perfectionnement
avec toujours quelques enfants moins perturbés. Il y a entre
ces institutrices et nous une collaboration très étroite
et quotidienne qui a lieu sous différentes formes par le fait
que ces institutrices viennent dans notre centre deux fois par semaine
pour des réunions de travail, mais aussi par le système
des accompagnements. Ceci m'amène à parle d'un dernier
point. J'ai décrit le système comme ayant quatre pieds,
comme un tabouret : souvent, dans les tabourets, il y a des croisillons
qui tiennent les pieds entre eux pour que cela s'articule. Tout notre
système est ainsi mis en place pour que des communications puissent
se faire, c'est-à-dire pour qu'il y ait entre toutes les personnes
dont je viens de parler des rencontres, généralement informelles
mais les plus fréquentes possible. Pour prendre un exemple :
la mère, un matin, amène l'enfant à l'école
; ce faisant, elle rencontre l'institutrice avec qui elle peut avoir
un court moment de dialogue. Vers le milieu de la matinée, la
soignante va venir à l'école chercher l'enfant, elle va
rencontrer l'institutrice, elle va emmener l'enfant dans son bureau,
travailler un certain temps avec l'enfant, puis l'enfant va passer dans
un groupe. A ce moment-là, elle rencontrera la personne qui s'occupe
du groupe, elle peut elle-même (ce qui se passe assez souvent)
aller dans le groupe, participer à certaines de ses activités.
Le soir, la mère reviendra chercher l'enfant dans le centre de
soins, pour en rencontrer les soignantes : voilà un exemple de
schéma qui montre qu'il y a toute une circulation des contacts
extrêmement réguliers et très importants.
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