Si
nous pouvons trouver les mots pour aider les enfants qui nous sont confiés
à moins mal cohabiter avec leur intériorité, si
nous sommes capables de travailler
en partenariat, capables de construire une co-réflexion pour
comprendre et trouver des réponses, si nous pouvions éviter
des clivages tel celui entre le monde de la lecture et la lecture du
monde alors permettrons nous au "Moi chercheur" de l'enfant
dont parle Jacques Lévine d'émerger. Le point principal
qu'il aborde dans l'article suivant amène à penser que
"tant quon nintroduira pas dans les classes une diversification
capable de répondre aux différentes façons dapprendre,
de sintéresser au monde et de grandir, on continuera de
sinstaller dans un procès, stérile et injuste, aux
enfants, aux parents et aux enseignants. On leur reprochera de ne pas
collaborer avec lécole alors que cette collaboration dans
la conception actuelle de la transmission du savoir est contre nature,
tout au moins pour les enfants qui ne sont pas faits pour cette nourriture
ou qui en sont encore trop éloignés."
LÉCOLE
EST-ELLE EN PROIE A UN PROCESSUS DE DÉPARENTALISATION GÉNÉRALISÉE
? (J. Lévine)
Pour comprendre lécole daujourdhui, il faut
mesurer lécart qui la sépare de celle dhier.
Hier, cest avant tout lécole de Jules Ferry. Elle
correspond dans notre mémoire collective à un modèle
emblématique de groupalité dont nous gardons la nostalgie,
mais sans pour autant, affirmons-le nettement, accepter de verser dans
le passéisme. Pour être bref, disons que lécole
de Jules Ferry a instauré un système dont le principe
fondateur, qui sest avéré dune force extrême,
est « le devoir dalliance ». Maîtres et élèves
y sont unis par ce quon peut appeler « la dette réciproque
», la loi de « la double dette » ou « lobligation
de la double créance ».
Cela correspond à deux clauses :
- Le maître sengage à être
un agent exemplaire en matière dinstruction, de socialisation
et de promotion sociale, au service de lélève ;
- En contrepartie, lélève sengage
à coopérer, avec une implication totale, à ce programme
de développement de sa personne ;
Donc, pour que lécole vive et survive, il faut que
les élèves forment un Moi groupal commun, un front commun
de coopération. Et la chance sociologique de lécole
de Jules Ferry fut quelle reposait sur quatre piliers : un patriarcat
sacralisé, un matriarcat sacralisé, un système
scolaire sacralisé, une acceptation de lordre social sur
le mode du « cest comme çà ! ».
A lépoque, ce contexte groupal conditionnait pratiquement
tout : la vie familiale, les relations entre ouvriers et patrons, entre
simples gens et notables de la cité. Il concernait la façon
de faire grandir les enfants, et, cest sous ce patronage que se
déroulait la vie sexuelle. Cependant cette école nétait
pas idyllique. Y sévissaient la violence entre élèves,
la violence institutionnelle légale le bonnet dâne,
les coups de règle sur les doigts, les humiliations la
modélisation des consciences par la moralisation. Mais les hussards
noirs de la République savaient faire sortir du rang les enfants
dorigine modeste. De plus, il était normal, pour les familles
qui sinterrogent sur lavenir de leur enfant, davoir
recours aux conseils de linstituteur-secrétaire de mairie,
du curé et du directeur décole qui étaient
alors des personnages importants. Nous navons pas encore su les
remplacer.
Lun des atouts de cette école était sa conception
du savoir. Jai sous les yeux un livre intitulé "Lannée
préparatoire de lecture courante, selon les programmes de lannée
1887.. " Il sadresse à des enfants de 7 à 9
ans (avant, cétaient des copies de lettres et de syllabes
)
Les partisans actuels de la lecture à outrance pourraient au
surplus constater quil ny avait pas, à cette époque,
de clivage entre le monde de la lecture et la lecture du monde. Le livre
de lecture était en effet une suite de « leçons
de choses » étonnamment vivantes : les raisons qui font
que la terre tourne sans quon sen rende compte, les méthodes
déclairage dans les cités, le rôle des pistons
dans le puisage de leau à la ferme
Cétait
également une suite de « leçons de vie » sur
les rapports entre riches et pauvres, infirmes et bien-portants, ce
qui se passe quand la forêt est en feu, quand une vache devient
furieuse, quand le père, charpentier, tombe du toit quil
répare. Cette école savait opérer un subtil mélange
de sévérité et de collaboration affectueuse. Je
pense à limage du maître qui tient la main de lélève
pour laider à former ses lettres.
Mais ce qui devait arriver arriva. La déliaison sest progressivement
emparée de la machine. Tout ce bel édifice de valeurs
et dattitudes, a fait lobjet dun travail, dabord
dédulcoration, puis deffritement. La seconde guerre
mondiale a fini de porter un coup décisif aux valeurs religieuses,
au patriarcat, à la sacralisation de lécole et à
linterdit du droit de se plaindre. Nous sommes entrés dans
lère de « lautorité en panne »
et, dans une certaine mesure, de la « déparentalisation
généralisée ». Bien entendu, il faut nuancer.
En même temps que jamais nous navons eu autant denfants
fragilisés, jamais nous navons été entourés
dautant denfants précoces, intelligents, débrouillards,
dont le vocabulaire à 4 ans est quelquefois celui des enfants
de 6 ans dautrefois, et dont les curiosités sociales et
sexuelles sont déjà souvent, à 10 ans, celles des
préadolescents tels que la littérature classique les décrit.
Quatre phénomènes, qui procèdent des mêmes
causes initiales, se sont additionnées :
-la déparentalisation des familles
par rapport à la société ;
-la déparentalisation des enfants
à lintérieur de la famille ;
-la déparentalisation des enfants
par rapport à lécole ;
-la déparentalisation des enseignants
par rapport à la hiérarchie institutionnelle.
Les
nouvelles familles.
Les familles dhier sinscrivaient dans des cadres de vie
qui avaient valeur de contenants forts et stables : le village, la cité,
la famille élargie. Ces contenants fonctionnaient comme des parents
pour les parents et, au-dessus de ces parents de parents visibles, il
y avait les ultra-parents invisibles, les forces de type totémique,
ceux dans lesquels les religions, y compris laïques, proposent
de senraciner. Or, tout ce qui formait la super-structure de la
société les anciennes élites, les notables,
les traditionnels donneurs de leçons a connu une perte
radicale de crédibilité. Les déstabilisations,
les migrations liées à lurbanisation, laccroissement
de la population, ont fait que lancien cadre protégé
relativement « hors menace » a cédé la place
à un espace agité où se conjuguent toutes les tensions
actuelles. De nombreux parents doivent désormais sarranger
de la privation du Moi-peau que procuraient la transgénérationalité
et la transcendance. Même les familles de lestablishment
qui sarrangent pour rester des contenants solides ne sont pas
épargnées. Les problèmes conjugaux et les déstabilisations
professionnelles y font des dégâts qui sapent leurs certitudes.
Les familles modestes, qui essaient de transmettre à leurs enfants
le sens du devoir et de leffort, vivent dans la crainte de léchec
et de la déviance.. Les familles désabusées, à
linverse des précédentes, sinstallent dans
la perte de confiance par rapport à ce que peut apporter lécole.
Le problème majeur est celui des «familles bataille ».
Ce sont celles où lon ne cesse de se déchirer. Cest
à lintérieur de la famille que lon se bat,
au lieu dinvestir lénergie dans des combats constructifs
à lextérieur. On y projette sur le conjoint ou les
enfants la violence que les défaites de la quotidienneté
déposent viscéralement en chacun. La vie commune est faite
dune succession sado-masochiste de reproches réciproques
suivis de réconciliations éphémères.
Cependant tout est loin dêtre noir. Nous avons vu apparaître
des parents qui savent faire face aux nouveaux problèmes. Ils
font en sorte que la place des enfants ne soit ni atrophiée,
ni hypertrophiée par rapport à celle des parents. Ils
veillent à ce que la vie de lenfant ne soit pas envahie,
intrusée, par les problèmes de couple. Ils savent que
lun des modèles principaux dont lenfant va nourrir
son expérience de la vie, cest celui quils lui donnent
à voir quotidiennement. On peut même parler dune
nouvelle espèce de parents. Ils pratiquent dinstinct ce
que le psychanalyste anglais Bion appelle la « fonction alpha
», cest-à-dire cette sensibilité relationnelle
particulière qui donne lintuition de ce qui est favorable
ou défavorable à lautre. Il se crée ainsi
des familles « suffisamment bonnes » où chacun trouve
sa place et participe à un projet commun, où les fenêtres
sont ouvertes sur ce qui se passe dans le monde. Elles transmettent
à leurs enfants des outils pour affronter ladversité,
pour leur donner lenvie daméliorer la société,
sans quils cessent pour autant de penser à construire leur
avenir personnel. Elles élèvent leurs enfants dans lidée
quils sont à la fois enfants et parents deux-mêmes,
enfants et parents de la société, enfants et parents de
lespèce humaine.
Mais la question se pose : ce dernier type de famille est-il un rescapé
isolé de lancienne organisation des familles ou un précurseur
?
En résumé, éduquer les familles à léducation
devient de plus en plus une priorité. Mais comment concevoir
cette éducation des parents et a-t-elle un sens si, en même
temps on néduque pas lécole à lénorme
problème quest lhétérogénéité.
Je vais maintenant longuement laborder après avoir toutefois
mieux précisé un aspect fondamental de lévolution
en cours : le vécu de désappartenance.
Les
nouveaux jeunes.
Les jeunes senfoncent dans la brèche qua ouvert le
spectacle dadultes marqués par le fiasco des guerres successives,
par leur incapacité dempêcher le totalitarisme et
de préparer lavenir.. La non fiabilité des adultes
est lune des origines de leur sentiment de déparentalisation
et de désappartenance.
Pour définir ce que jentends par désappartenance
des jeunes, je propose de recourir à trois notions qui se complètent
:
- la déparentalisation ambivalente :
elle désigne un processus de décrochage dans le maintien
de laccrochage. Se déparentaliser dans lambivalence,
cest se disjoindre tout en se sentant
unis. Cest pour ces jeunes se désolidariser, de façon
discrète ou bruyante selon les cas, de valeurs auxquelles ils
se sentent affiliés, mais sans
y renoncer définitivement..
- Lauto-parentalisation est une étape
ultérieure. Elle signifie que sétant déparentalisés,
les jeunes envisagent de sinstaurer parents deux-mêmes,
de se donner un statut dauto-procréateurs,
tout en restant dans le cadre familial. Il sagit donc dun
imaginaire plus que dun passage à lacte.
- Lauto-suffisance générationnelle
hors du monde adulte : cette étape correspond à une détermination
dune petite partie des jeunes de nêtre redevable à
personne. Lobjectif est alors, pour ces jeunes, de sinstaller
dans une vie juxtaposée à celle des adultes, sans avoir
à leur rendre des comptes, en formant un
peuple quasi autarcique.
Quelle
est, dès lors, la différence entre lenfant de toujours
et celui daujourdhui ? Cest quil ne sagit
plus dune émancipation seulement subjective. Autrefois
on observait avec indulgence, amusement ou agacement, les pouvoirs abusifs
que lenfant voulait soctroyer. Nous étions ravis
de trouver dans un film comme « la guerre des boutons »
ou dans un roman comme « Emile et les détectives »
lenfant que nous aurions voulu être. Aujourdhui, nous
nous inquiétons, et à juste titre, de lascendant
que les enfants sont en train de prendre sur les adultes.
Nous avons à réaliser que deux processus sont en train
de se conjuguer : les enfants refusent de se sentir moins forts que
les adultes, dans le même temps où les adultes cessent
de se sentir plus forts que les enfants. Si bien que les enfants
sentent presque demblée que les adultes ont beaucoup moins
la possibilité de leur résister et quils peuvent
ainsi donner libre cours au désir de toute-puissance et à
la pulsion de défi qui est naturellement en eux. Les conflits
et les procès des parents aux enfants, et des enfants aux parents,
deviennent dans beaucoup de familles, une constante de la relation quotidienne.
Cela nous incite à explorer une autre dimension à la source
du vécu de désappartenance. Cest le fait, et très
particulièrement dans la société française,
que les enfants nont jamais été livrés
aussi tôt à eux-mêmes. Les séparations
actuelles se déroulent sur le mode du « chaud et froid
éducatif ». Jamais le corps du bébé na
été aussi érotisé et jamais il na
été séparé aussi rapidement de ses accompagnants
les plus précieux. Lérotisation vient de lintensité
que prend chez les parents daujourdhui lidée
de grossesse , de maternité, de paternité. Le bébé
est vécu comme un complétant quasi miraculeux du corps
des parents. Il représente pour eux le moyen idéal de
lutter contre une menace de vide identitaire. A peu de choses près,
on lui applique, en matière de caresses, de bisous, de sensualité,
le même traitement quau partenaire sexuel. Son Moi fait
lobjet de compliments qui le portent au pinacle. Il représente
toutes les générations : « ma puce, mon bébé,
ma petite mère, mon petit père »
On lencourage
donc à se considérer comme tout-puissant. Il a le statut
de lenfant-roi qui fait loi.
Qui pourrait donner tort aux parents, tout au moins lorsquils
ne vont pas trop loin dans ce culte ? Lenfant a, en effet, un
besoin absolu de se sentir vitalisé, énergétisé,
lobjet dune forte attribution de Moi si lon veut quil
forme un capital de confiance en lui, indispensable pour affronter les
moments dadversité qui ne font pas défaut.
Ceci étant, très rapidement après cette inflation
narcissique, lenfant est confié à dautres
personnes et aux institutions crèche, maternelle à
2 ans ½. Quen résulte-t-il ? Des vécus de
cassure. Pour certains, cest sans dommage, ils saguerrissent,
forment une résilience vraie. Pour dautres, cest
à lorigine dun «trou » de la parentalité.
Le sentiment daccompagnement interne est affecté. Cest
le cas lorsque lenfant, encore dans loralité et lanalité,
est mis, sans transition suffisante, au contact dexigences groupales
qui le dépassent. Privé de contacts suffisants avec les
personnes, il a tendance à former couple avec son propre corps
ou avec des objets. Cest le cas des « enfants bolides »,
dits également « tout-corps » ou « tout objet
», ou « sans autrui ». Linstance paternelle
ne sinstalle pas dans lhorizon mental de lenfant lorsquil
est encore trop envahi par le besoin du « former couple »
avec le monde maternel et lorsque la mère transforme lenfant
en petit mari pour lutter contre sa propre peur de la vie.
Plus tard, ces enfants prennent lhabitude de nen faire quà
leur tête. Ils inversent le rapport de force. Ils sinstaurent
juges des parents et des adultes, ils veulent leur imposer leur domination.
Les choses se passent comme sils considéraient que ce sont
les adultes qui sont en dette envers eux.
Simultanément, du fait de lattention hypertrophiée
que lenfant porte à son Moi, il devient dune sensibilité
extrême à tout ce qui peut être blessure de déconsidération.
Jamais les défaites du Moi nont pris une telle place dans
la recherche didentité. La fidélité aux défaites
de la vie, surtout des premiers âges (problèmes de non-dits
sur lorigine, blocage de la pensée sur des moments dramatiques,
sentiment de rejet de la part des parents, participation aux batailles
internes de la famille ou aux batailles externes de la famille avec
la société, jalousies, impuissance à guérir
les parents
) devient constitutive de ce quon peut appeler
lidentité négative. Autrement dit, ce qui a obstrué
la croissance dans le passé, devient, plus que le futur, une
composante essentielle de la valeur du Moi. La fidélité
à cette identité négative, donc le « refus
doublier » les torts dont on pense avoir été
victime, deviennent des composantes essentielles du psychisme contemporain.
Naturellement, encore une fois, il nest pas question de donner
une tonalité apocalyptique à cette évolution. Mais
le vécu de décrochage sobserve chez tous. Même
dans les familles qui nont rien de la famille où lon
sentre-déchire, on voit que les jeunes inventent très
tôt une façon dêtre « intermédiaire
» qui nest ni le rejet de la loi, ni ladhésion
totale à la loi, mais une sorte dobservation formelle de
la loi, le devoir, mais pas plus que le devoir.
Ce comportement de non pactisation ou dadhésion a minima
sexplique également par le fait que ces jeunes ne savent
pas encore sur quel sol leurs pieds vont se poser. On peut penser que
cette prise de distance fait même partie de leur préparation
à affronter un avenir incertain. Cette attitude dexpectative
a probablement quelque chose de positif. Dans cette hypothèse,
nos jeunes seraient en train de modifier préventivement leur
organisation psychique en fonction des nouvelles conditions quils
vont avoir à affronter, ce qui est le cas dans les espèces
animales, en mutation biologique dans les périodes de crise.
Il y a même tout lieu de penser quune partie de ces jeunes
se prépare dans lombre à assurer un nouveau type
de parentalisation. Cela, cest le côté rassurant
qui contrebalance les aspects inquiétants.
Les
nouveaux élèves.
Je divise en deux parties mon exposé sur ce point :
I
- Avant de dire ce que jentends par « nouveaux élèves
», je ferai état de travaux que je mène maintenant
depuis plus de quarante ans et qui portent essentiellement sur lévaluation
des capacités des enfants, en matière de langage écrit.
Je les évoque, parce que léclairage quils
apportent est toujours dactualité. On trouvera les conclusions
de cette enquête régulièrement répétée
dans les articles ou ouvrages suivants :
1959 Problèmes de psychologie scolaire dans les classes
normales. « Psychologie Française » de la même
année.
1968 (avec Michel Dapsance) Lexamen psychologique dans
le cadre du Cours Préparatoire. « Revue de Pédiatrie
» tome IV (repris par Colette Chiland dans « Lenfant
de six ans »).
1981 « Les difficultés scolaires », Doin éditeur
(Cet ouvrage reprend lintervention faite, avec Guy Vermeil, au
26ème Congrès de Pédiatrie de Langue Française).
1990 « Faut-il détruire le C.P. ? » Actes
du Colloque dEtiolles « Réussir sa petite enfance
»
1995 « Plaidoyer pour les 40 % du milieu de la classe,
Entretiens Nathan.
1997 (avec Marie-Jo Rancon) « La loi des quatre affiliations
» repris dans « Je est un Autre » Jacques Lévine
et Jeanne Moll, 2001.
2001 « La bientraitance sera plurielle ou ne sera pas »,
Actes du Colloque « Naître et Grandir Autrement ».
Lobjectif de ces enquêtes successives était donc
de nous éclairer sur la diversité des élèves
dune même classe, essentiellement pour ce qui concerne les
différences dattitudes face au langage écrit. Nous
avons obtenu ainsi des tableaux qui nous indiquent la composition réelle
des classes dans le cadre dune réflexion sur lhétérogénéité
des enfants. Il est apparu très clairement que toute classe est
à composition tripolaire. Tout en se gardant de schématiser
et de verser dans la fatalité du déterminisme, il nous
est apparu que lun des problèmes essentiels de lécole
était et continue dêtre notre capacité à
gérer conjointement trois grandes catégories délèves
:
- les co-dirigeants et les indépendants
actifs, qui forment en gros le groupe dit des bons élèves
;
- les « pourraient mieux faire »
dont certains sont très mobilisables alors que dautres
sinstallent dans le suivisme ;
- les opposants et marginalisés.
Or ces enquêtes font apparaître des réalités
qui, jusquà présent, faisaient lobjet dun
non-dit et même dun grand silence. Ce qui était et
reste caché est:
*quil faut avoir 7 ans dâge
mental et non seulement 6 ans dâge civil, pour apprendre
à lire de façon non artificielle, donc avec lespoir
dun rapport ultérieur aux textes qui ne conduise ni à
léchec, ni à des résultats trop médiocres
au collège ;
*que la réussite est liée à
ce que jai appelé « limaginaire du cognitif
» (dialogue implicite avec lauteur du texte sur ses désirs,
sur ce quil veut que nous comprenions), capacité elle-même
liée à limage que lenfant se fait de sa place
à lécole et dans la société, donc
de son droit dexister ;
*que la non-prise en compte de ces paramètres
fausse les évaluations qui laissent croire, en fin de CP, que
presque tous les enfants lisent suffisamment bien;
*que nous sommes dans le règne de la
mono-nutrition. Même lorsque les classes sont ouvertes sur lextérieur,
cest lévaluation de la maîtrise du langage
écrit abstrait qui fonctionne comme seul couperet de sélection.
En fonction de quoi, depuis quarante ans, je proclame que nous laissons
en sous-développement toute une série denfants dont
les capacités sont de lordre de la réalisation,
de la relation, des curiosités et talents personnels. Or nous
sommes à une époque où il est nécessaire
que tous les enfants soient intelligents, étant donné
quil y a de moins en moins de métiers inintelligents ;
Au total, nous sommes pris dans lengrenage dune école
et dune France à trois vitesses, avec tous les dangers
qui peuvent en résulter.
II
Si jévoque la notion de « nouveaux élèves
», ce nest pas parce que les derniers sondages que jai
effectués, contestent la notion de classe tripolaire, cest
parce que lapparition dautres paramètres mobligent
à modifier notre perception de lévolution en cours.
En effet, nous assistons à un accroissement de trois sortes de
problèmes :
- Le nombre des élèves en
souffrance, au niveau de leur image et de leur identité, est
en augmentation inquiétante.
- Les attitudes qui révèlent
un sentiment de désaffection et de désappartenance par
rapport au savoir scolaire tel quil est enseigné, sont
également en augmentation
inquiétante.
- En contre-partie, et cest un élément
très encourageant, la soif dautre chose que de savoirs
fossilisés commence à sexprimer de façon
de plus en plus ouverte et
correspond à une attente réelle.
Les
élèves en souffrance
Il y a un nombre croissant denfants qui, dès la Maternelle,
amènent à lécole non seulement leur corps
souffrant de la maison, mais également quelque chose du corps
souffrant de leurs parents. Et, envahis par leur malaise, ils cherchent,
de façon compulsive, à lexprimer et à imposer
à la classe les systèmes de relation réactionnels,
offensifs ou défensifs, qui font partie de leur identité
familiale. Lorsquon examine de plus près ces comportements
qui sont source de très grandes perturbations dans les classes,
on voit quils sont souvent liés à des vécus
de non présentabilité de la famille et de soi-même.
Ce sont des façons de masquer des aspects jugés par lenfant
honteux à soigneusement soustraire au regard des autres. Trop
denfants cachent actuellement par le mutisme et linhibition,
ou larrogance et lagitation, quils ne se sentent pas
comme les autres, que leur vie sest déroulée autrement,
quelle comporte des dimensions «accidentées ».
Peu denseignants savent sapprocher avec le doigté
voulu de ces enfants effectivement ce nest pas exactement
leur métier. Ils les adressent aux réseaux daide
ou au CMPP, mais, comme ils les ont en charge des journées entières,
ils se sentent néanmoins obligés dintervenir. Certains,
surtout à la Maternelle, ne se bornent pas à leur rappeler
les règlements de la vie scolaire. Ils essaient de réinstaller
des frontières sécurisantes, en leur faisant dessiner,
cest un exemple parmi dautres, le trajet maison-école
pour leur montrer la différence des espaces et des appartenances.
Dautres sentent quils nont pas à se substituer
au psychanalyste mais quils peuvent quand même trouver les
mots pour aider ces enfants à moins mal cohabiter avec leur intériorité,
donc à retrouver confiance et à entrer en classe sans
avoir à se sentir moins que les autres. Lune des conditions
est que lenseignant soit lui-même aidé notamment
par la participation à un groupe Balint à se familiariser
avec de tels problèmes relationnels. Tous sentent la nécessité
du dialogue avec les parents sans les culpabiliser., sur le mode dune
co-réflexion où lon cherche ensemble à comprendre
et à trouver des réponses, en comprenant ce que signifie
un enfant en difficulté pour des parents qui attendent beaucoup
et quelquefois limpossible pour leur progéniture et pour
eux-mêmes.
Encore une fois, ce chapitre de la relation avec les parents pour lequelle
nous sommes encore très mal préparés, qui se présente
comme une chose facile, allant de soi, est à lordre du
jour de façon prioritaire.
Le
sous-investissement des savoirs scolaires
On attribue la responsabilité de ce sous-investissement,
tantôt aux enfants, tantôt aux parents, tantôt aux
enseignants, tantôt aux méthodes (la méthode globale
étant le bouc émissaire le plus fréquemment désigné).
Or le problème essentiel est ailleurs. Cest celui de
la responsabilité de linstitution à propos de la
place hypertrophiée quelle accorde à labstraction,
car les élèves pour qui laccès à labstraction
nécessite un détour préalable ou concomitant par
la pensée concrète, pragmatique et inductive, ne reconnaissent
pas le monde tel quil est dans la présentation des savoirs
dans les manuels ou même dans le langage de lenseignant.
Certes il est normal quon demande à tous les enfants, à
un moment donné, de sortir deux-mêmes pour sidentifier
à ceux qui sont familiers avec le monde des mots apparemment
coupé du monde des choses. Nous ne pouvons, en effet, nous passer
dun fonctionnement mental auquel labstraction fait gagner
un temps considérable. Encore faut-il que des transitions permettent
à ces élèves de ne pas se sentir coupés
deux-mêmes, obligés dentrer de force dans une
peau qui nest pas la leur, donc dans une école qui est
celle des autres. Ils ont tendance à répondre à
une demande de sur-investissement cognitif par un sous-investissement.
Dautant plus quen général leurs perspectives
davenir sont très aléatoires et peu motivantes.
Il ne faut pas oublier que, récemment encore, apprendre avait
un sens très concret qui sest perdu : acquérir des
outils pour lutter contre ladversité et rendre la vie plus
vivable. Doù une pédagogie naturelle par le contact
physique dans les villages et les cités avec des ouvriers, des
artisans, des commerçants. La proximité avec les métiers
a longtemps tenu lieu décole au sens fort du mot.
Dans le même ordre didées, on peut observer que trop
peu denseignants savent restituer les élans émotionnels,
les étonnements, les démarches conquérantes ou
dépressives qui ont fait vibrer les découvreurs. On ne
tient pas assez les enfants au courant des toutes dernières découvertes
qui se font dans le monde en matière de médecine, d'aviation,
d'architecture... Certes, on ne considère plus les enfants comme
seulement des machines à apprendre. Nous n'ignorons pas lexistence
des itinéraires de découvertes, tout ce que peuvent apporter
les méthodes dites actives, les travaux personnels encadrés,
les stages en alternance. Mais la terreur qui pèse sur les enseignants
de maintenir les élèves dans leur univers enfantin et
de transmettre des savoirs au rabais, les empêche de faire du
Vigotski, cest-à-dire de rechercher la zone proximale de
développement, ni trop en-deça, ni trop au-delà,
des capacités dassimilation de ces enfants. Probablement
le grand coupable est-il la primauté donnée à la
place de la technicité et au formalisme dans les apprentissages.
On ne distingue pas de façon suffisamment claire deux sortes
de savoirs scolaires :
-les savoirs proprement dits sur les choses
de la vie et sur les réalités culturelles (histoire, géographie,
sciences, etc
) ;
-les savoirs sur le fonctionnement des outils
langagiers écrits qui donnent accès aux savoirs particuliers
précédents (grammaire, orthographe, bases du calcul
)
Toute la viciation du système provient du fait que seuls sont
pris en compte aux examens les savoirs du deuxième type ; ils
font la différence, ils fonctionnent comme des couperets et cest
sur eux que se joue lavenir de chacun.
Encore une fois, nous nignorons pas que nombreuses sont les classes
où les connaissances ne sont pas que livresques, où lon
procède à des enquêtes collectives et où
lon manie intelligemment les outils audio-visuels. Mais il faut
bien prendre conscience que tout le fonctionnement du système
scolaire passe par les matières dexamen.
Redynamiser lécole nécessite un rapport fort à
des lieux où les savoirs se construisent, laboratoires, studios
de cinéma, entreprises. Actuellement, il y a rupture entre les
savoirs et les savoir-faire. Il ne faut donc pas sétonner
que le savoir apparaisse comme de plus en plus éthéré,
comme des choses qui ne sont que dans les livres, qui permettent de
passer, ou non, dans la classe suivante et non comme la réponse
que des hommes ont apportée aux questions quotidiennes. Encore
faut-il également rompre avec une conception médiévale,
aristocratique de la culture qui dévalorise lintelligence
constructive et réalisationnelle. Un enseignant de classe de
technologie écrit : « On croit que lhomme qui
porte un bleu de travail ne pense pas et que celui qui porte une blouse
blanche réfléchit
Beaucoup de jeunes découvrent
lutilité du théorème de Pythagore, à
genoux, en montant brique à brique des murs à angle droit,
alors que dautres auront dabord besoin de théoriser
avant de découvrir les applications pratiques de ce théorème
Le
contact sensoriel avec les éléments, le toucher de la
matière est une des composantes de « lintelligence
concrète. » Et ce qui donne lenvie dapprendre,
cest la fierté davoir fabriqué un objet devant
lequel on dira : « Mais qui a fait çà ? »
La
soif de savoirs non fossilisés
Lexpérience des Ateliers de Philosophie menée maintenant
depuis 1996, puis, plus récemment celle des Ateliers de Psychologie
et dInterrogation Collective, nous a fait découvrir quil
existe un champ encore trop peu exploré du savoir : cest
le « ça parle du Moi chercheur » qui correspond au
regard neuf et interrogateur que lenfant adopte naturellement
lorsquil cherche à comprendre ce qui se passe en lui et
dans le monde, lorsquil se donne un statut de penseur quasi à
égalité avec les adultes, lorsquil sinscrit
dans le club de ceux qui sautorisent à réfléchir
sur les problèmes fondamentaux de la vie.
Ce domaine est considéré comme un savoir inférieur,
roturier, qui ne peut prétendre quà une place mineure
par rapport au « ça parle » scolaire, considéré
comme la seule voie royale daccès à la culture.
Or le ça parle scolaire, coupé du ça parle du Moi
chercheur (et ceci est encore une autre affaire coupé
du ça parle du « je est un autre », celui où
sont déposés les bonheurs et blessures de lhistoire
secrète des liens de filiation) est comme un arbre, à
la fois privé dune partie de sa sève et de louverture
vers le haut que lui donne son feuillage. Cest un tronc qui ne
se suffit pas à lui-même. La réciproque est dailleurs
vraie : les trois « ça parle » forment une unité
et il nest pas question de les mettre en opposition.
Lintérêt des Ateliers que je viens dévoquer
est de faire découvrir à lélève, quel
que soit son âge, quil peut avoir un autre rapport au savoir
que celui que lécole traditionnelle lui impose. La question
principale que nous nous sommes posée est de comprendre pourquoi
des enfants qui ninvestissent pas les savoirs traditionnels éprouvent
une intense satisfaction de participer à ces Ateliers. La même
question vaut pour les enseignants qui sétonnent de lintérêt
des réponses et de limplication des enfants.. Certains
de ces enfants, par exemple, après avoir participé à
26 séances en 2001-2002 alors quils étaient en CP,
ont poursuivi lexpérience en 2002-2003 avec une nouvelle
série de 25 séances.
Lanalyse des séances fait apparaître au moins
cinq raisons à cet intérêt.
-Lenfant y fait une expérience particulière
de lui-même en tant que lieu du cogito. Il découvre, plus
nettement que dans dautres activités, quil est porteur
dune dimension fondamentale de lêtre : la pensée
dont on est soi-même la source.
-Son statut social, inégalitaire par rapport
aux adultes sen trouve considérablement modifié.
Confronté aux problèmes les plus fondamentaux qui préoccupent
les hommes, il est implicitement invité à faire partie
du club de ceux qui cherchent à rendre la terre plus habitable.
-La pratique qui consiste, dans un cadre collectif,
à sentendre émettre des hypothèses sur des
problèmes majeurs sans être jugé, correspond à
un nouveau vécu de la vie groupale scolaire. Cest lexpérience
du groupe cogitant
-Lenfant découvre que sa parole se double
dun travail invisible de la pensée, le langage oral interne,
dont la conscientisation est un important facteur denrichissement
de limage de soi et de lexpérience de la pensée.
-Chacun, implicitement, est confronté au défi
de mettre de lordre dans ses pensées sur le monde. Cette
sollicitation lui fait découvrir la complexité et le plaisir
de la pensée en recherche de conceptualisation.
Les
Ateliers de Psychologie sont centrés sur le problème de
lidentification à lautre. Une seule et unique question
y est posée : « Quest-ce quon ressent quand
on est
un enfant qui cherche toujours à être le plus
fort ?, quelquun qui sennuie ?, une mère qui attend
un enfant ? , une personne âgée ?
Les
Ateliers dInterrogation Collective font une part plus importante
au débat. Les jeunes (il sagit surtout du cycle 3 et du
collège) sont invités à examiner les points daccord
et de désaccord à propos de deux sortes de questions :
« Pensez-vous que
? » et « Comment expliquer
que
? Par exemple : « Pensez-vous que les adultes de notre
époque sont heureux ? »
« Comment expliquer
quon puisse à la fois aimer et détester ses parents
? »
En résumé, et cest le point principal que je veux
aborder, tant quon nintroduira pas dans les classes une
diversification capable de répondre aux différentes façons
dapprendre, de sintéresser au monde et de grandir,
on continuera de sinstaller dans un procès, stérile
et injuste, aux enfants, aux parents et aux enseignants. On leur reprochera
de ne pas collaborer avec lécole alors que cette collaboration
dans la conception actuelle de la transmission du savoir est contre
nature, tout au moins pour les enfants qui ne sont pas faits pour cette
nourriture ou qui en sont encore trop éloignés. Pour linstant
les réponses qui ont été proposées, par
exemple celle des cycles, ne permettent pas déviter les
gâchis que nous constatons et qui sont, avant tout, imputables
à la rigidité de linstitution même lorsque
les discours laissent penser quelle a le souci de sadapter.
Les
nouveaux enseignants
Cest à cet engrenage infernal dune
école qui sacharne encore trop à privilégier
labstraction ou qui se tourne trop tardivement vers le concret,
que jattribue, comme on la vu, une grande partie du malaise
enseignant. Il est clair que nos enseignants sont dans une période
de défaite. Ils vivent une cassure de leurs liens les plus traditionnels,
ceux auxquels ils tenaient le plus. On peut énumérer trois
ruptures :
-La rupture du dialogue avec la transcendance
institutionnelle.
-La rupture du dialogue avec une partie des élèves.
-La rupture avec les objectifs traditionnels de la
fonction enseignante.
Le
nouveau rapport des enseignants à la transcendance institutionnelle
On peut considérer linstitution scolaire comme un bâtiment
à quatre étages : létage de la transcendance,
létage de ladministration, létage des
enseignants, létage des usagers, élèves et
parents.
Jusquà il y a peu, les enseignants se sentaient dépositaires
dune mission de la plus grande importance : être les «
ensemenceurs des jeunes générations » en matière
de socialisation et de savoir. Ce mandat leur venait de létage
de la transcendance via létage des administrateurs. Ils
se sentaient affiliés à des parents mythiques siégeant
quelque part au-dessus des toits de lécole, sorte de grands
ancêtres totémiques censés savoir ce qui est bon
pour lécole, pour le développement des enfants et
la pérennité de la société. De même,
les enseignants ne mettaient pas en cause la légitimité
des administrateurs. Ils se sentaient donc inscrits en bonne place dans
cette organisation supra-parentale. Ils se présentaient devant
leurs élèves et les parents, adoubés par les maîtres
des maîtres.
Or, comme nous lavons vu, cette considération est
maintenant largement fissurée. Ne se sentant plus soutenus par
les forces totémiques, les enseignants éprouvent un sentiment
disolement et de vulnérabilité. Dautant plus
quil ny a aucune analyse sérieuse de lévolution
qui sest produite, et encore moins des responsabilités.
Ladministration, pour ne pas être attaquée, se défend
en affirmant encore plus son pouvoir. Le discours officiel est caractérisé
par une excessive auto-satisfaction. Ladministration se réfugie
dans lanonymat dans une position qui la met à labri
des critiques et lui laisse, même en régime démocratique,
un champ de prise de décision qui se situe souvent à la
limite de larbitraire. Comme les élèves les plus
mégalomanes, elle naccepte pas davoir tort et de
rendre des comptes.
Certes les enseignants ont un pouvoir de protestation considérable,
mais au fond deux-mêmes ils ne parviennent pas à
se dégager dhabitudes dinfantilisation et de respect
pour les deux étages qui sont au-dessus deux.
La
rupture du dialogue avec une partie des élèves.
Le même comportement de non adhésion, de non implication,
voire de refus de pactisation que lon observe chez les jeunes
dans les familles, est dautant plus transporté à
lécole que celle-ci est vécue comme injuste, comme
agressant leur narcissisme. Les conflits naturels avec linstance
paternelle deviennent des conflits avec lautorité scolaire
qui prennent plus dimportance que les apprentissages. Certains
enfants font de leur capacité à défier les adultes
de lécole une preuve fondamentale de leur valeur, surtout
lorsque ces provocations suscitent ladmiration des camarades.
Lenseignant est profondément touché par le climat
agressif que les élèves, surtout ceux qui se sentent eux-mêmes
agressés par ailleurs, savent si bien développer dans
la classe. Il est dautant plus touché quil refuse
de renoncer, et cest heureux, à son idéal du Moi
professionnel. Pour les uns, la motivation à être enseignant
est de contribuer à la construction de lautre, cest-à-dire
du même coup, à la sienne propre. Pour dautres, la
motivation est une recherche de pouvoir pour être rassuré
sur sa propre valeur phallique. Pour la plupart, les deux motivations
sintriquent. Ce qui est remarquable dans la conjoncture actuelle,
cest de voir que, malgré toutes les difficultés,
indiscipline, violence, démotivation scolaire, les enseignants
continuent dêtre portés par les deux motivations
précédentes. Ils refusent une attitude démissionnaire.
Ils saccrochent, contre vents et marées, à la vision
idéale quils ont de leur mission.
La
rupture avec les objectifs traditionnels de la fonction enseignante.
Lobjectif principal que de tout temps les maîtres
se sont donné est de faire réussir tous les élèves.
Chez certains, cest seulement un objectif déclaré
; pour dautres, cest quelque chose qui engage toute leur
personnalité. Or, sur ce point, la crise a fait éclater
des divergences qui, jusqualors étaient latentes. Schématiquement,
les enseignants se divisent en quatre groupes :
La position ultra-conservatrice : le
raisonnement est des plus simpliste. Puisquil y a toujours eu
une répartition des élèves en bons, moyens , mauvais,
il est normal que cela continue. Autant ladmettre et considérer
que, finalement, les résultats de lécole actuelle
ne sont pas si mauvais que cela.
La position anti laxiste : elle part
du principe que la fermeté et lautorité peuvent
venir à bout de lhétérogénéité.
Cest une question de détermination et de ténacité.
Dailleurs certains maîtres savèrent capables
denseigner la lecture à la quasi totalité de leur
élèves. Déminents personnages proclament
quavec 2 h30 de lecture par jour on vaincra lillettrisme
! Alors que de nombreuses expériences montrent que la lecture
au forceps génère soit des résultats illusoires,
soit des aggravations ultérieures. On ne gagne rien à
faire léconomie de lintelligibilité des facteurs
en cause et dune réflexion de fond sur les leviers efficaces.
La position de confiance : elle privilégie
la qualité de la relation, cest-à-dire laide
cognitive, individualisée, pour les « pourraient mieux
faire » et les « opposants », laide identitaire
qui sadresse aux élèves en souffrance, une plus
grande ouverture de lécole sur la vie. Il sagit de
passer dune relation de type vertical, trop anonyme, à
une coopération plus personnalisée qui assure mieux les
transitionalités nécessaires.
La position novatrice : Elle correspond
à une remise en question radicale du mode de fonctionnement et
des finalités de la classe, à une autre façon de
faire groupe avec la classe, et les savoirs. Le problème de fond
consiste à résoudre la quadrature du cercle : combiner
la conduite collective de la classe avec le souci du développement
optimal de chacun. Le problème se pose dans les termes suivants
: il sagit dinventer les stratégies et les détours
qui permettront de développer des enfants, qui ne sont pas pareils
au départ, qui ne seront pas nécessairement pareils ou
égaux au terme du parcours, mais à qui auront été
données des chances pareilles en matière de compétences
diversifiées.
A lépoque de transition qui est la nôtre, on ne peut
répondre quà la première des trois questions
que se posait Gauguin : « Doù venons-nous ? Que sommes-nous?Où
allons-nous ? » Si bien que jamais le rôle de ladulte
sachant transmettre à lenfant des façons structurantes
de se confronter aux inévitables accidents de parcours na
été aussi important. Les enfants savent reconnaître
les adultes que la nature a dotés de trois capacités :
la capacité dalliance, la capacité de réalisme,
la capacité de confiance dans laventure humaine. Ces
trois capacités forment dailleurs lessentiel de ce
qui définit linstance paternelle.
La fonction paternelle, quelle soit exercée par un homme
ou une femme, le problème de lidentification sexuelle étant
mis à part, implique que lenfant se sente accompagné
de lintérieur par une présence qui, au travers de
sa façon dêtre face à la vie, lui montre de
la non-peur à grandir, ce que représente la croissance,
tout en sachant reconnaître quil est également légitime
davoir peur et dêtre maladroit ou désorienté.
Cest laspect alliance.
Laspect réalisme, cest lintériorisation
du regard du tiers. Lorsque ce tiers est vécu comme un allié
quon a plaisir à respecter, on combine plus facilement
le fait de vouloir être un sujet qui dispose de lui-même,
avec les obligations du « cest comme çà »,
avec lauto-réglementation des pulsions, avec la tenue dune
comptabilité suffisamment exigeante quant à la façon
de gérer son nom, son sexe, son image. Le réalisme, cest
damener lenfant à distinguer ce qui se fait de ce
qui ne se fait pas, à distinguer lessentiel de ce qui est
mineur, à savoir arrêter les fantasmes avant le passage
à lacte. Lun des exercices les plus difficiles est
de savoir procéder à la « séparation des
vies » et à la « séparation des espaces »,
cest-à-dire quil est lui et non ses parents, tout
en étant solidaire deux et que lorsquil est à
lécole, il doit sefforcer de laisser de côté
ses préoccupations de la maison. En gros, le réalisme,
pour reprendre la distinction endogamie-exogamie, cest doser la
part dendogamique (lattachement au passé et à
la famille) qui doit entrer dans lexogamie (le trajet vers la
société adulte) et réciproquement.
On peut résumer la modification que ce regard introduit en disant
quil correspond au passage du « regard photo » au
« regard cinéma ».. Le regard photo, cest lil
fixé sur le négatif, ce qui a refermé la temporalité
sur les difficultés. Le regard cinéma, cest inscrire
lenfant dans une temporalité réouverte. Cest
lui donner à intérioriser que, malgré toutes les
difficultés que cela semble présenter, il lui est possible
de se vivre comme porteur du passé quil a eu, comme porteur
de son présent, mais aussi comme porteur dune trajectoire
qui situe et relativise passé et présent, pour que la
vie puisse continuer.
Mais le réalisme, pour ne verser ni dans la fadeur du suivisme
grégaire, ni dans la révolte stérile, nécessite
que la fonction paternelle et la culture transmettent suffisamment
de confiance dans laventure humaine et dans la place quon
peut y prendre. Un de mes patients sest senti guéri le
jour où il a pu dire : « Je réalise que jai
maintenant en moi quelque chose qui peut être intéressant
pour autrui
Je ne sais pas quoi, mais je sais que je peux éventuellement
être intéressant et utile
Il nest pas nécessaire
que je le sois. Limportant est que je sente cette possibilité
en moi. » Ce patient avait parfaitement compris une des pensées.
Jacques LEVINE
Docteur en Psychologie, Psychanalyste
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