Comment
entrer dans la classe ? Je n'ai pas choisi mes élèves,
lls ne m'ont pas choisi, ils ne se sont pas choisis entre eux. Exactement
comme les passagers d'un bus n'ont pas choisi leur chauffeur et ne se
retrouvent ensemble que par une série de causes diverses dont
ils ne maîtrisent qu'une faible partie : on peut même dire
que le passager choisit d'utiliser le bus et son itinéraire,
alors que l'on place les enfants à l'école dès
l'âge de trois ans sans leur demander leur avis et qu'ils subissent
la plupart du temps leur orientation plus qu'ils n'en décident...L'oubli
de cette évidence conduit souvent les enseignants à de
cruelles désillusions : j'attends de mes élèves
qu'ils soient motivés, c'est-à-dire qu'ils soient demandeurs
-ou qu'ils fassent semblant - des contraintes qui pèsent sur
eux : nulle prise sur les emplois du temps et de l'espace, ni sur les
activités internes au cours...Imaginons une seconde le médecin
qui aurait le pouvoir de décider qui il va soigner ou non, le
chauffeur de bus qui il va ou non laisser monter dans son véhicule
et où il devra descendre ! C'est pourtant, le pouvoir dont dispose
l'école : c'est en tout cas de cette manière, trop souvent
que les élèves et leurs parents le ressentent.
Une fois la porte refermée, sur les élèves
et le professeur, que se passe-t-il dans la classe ? Ma peur tient à
cette simple question : vais-je pouvoir tenir et les tenir ? Les professeurs
expérimentés néchappent pas à ce trac
particulier, tous les ans recommencé... Ils donnent souvent quelques
conseils aux débutants : « Dabord, serrer la vis
! Après on peut relâcher un peu
» Or, cette
situation de face-à-face, sans médiations, peut entraîner
des attitudes chez lenseignant qui risquent de détruire
toute possibilité de construction de la citoyenneté chez
les élèves ou, en tout cas, peuvent la compromettre dangereusement.
En effet, léquilibre de la classe ne tiendrait que grâce
aux qualités psychologiques de lenseignant : laisance
aux relations, lautorité « naturelle », lhumour,
etc. Malheur au timide inhibé, à celui qui sort des normes
corporelles dominantes, dont la voix est inaudible ou désagréable
Cest souvent dans les premières minutes de classe que tout
se joue, et les enfants sentent bien si lenseignant éprouve
ou non le plaisir denseigner. Il ne sagit évidemment
pas de nier limportance des capacités psychologiques pour
exercer ce métier, seulement de ne pas oublier que la classe
nest pas un « groupe » ni létablissement
une communauté donnée mais un rassemblement. Il
ne sagit pas de se réunir pour éprouver le plaisir
de « lêtre-ensemble » (même si on peut
aussi léprouver
) mais pour travailler à lacquisition
de capacités cognitives variées et complexes. La classe
est une institution et non une association (de même que létablissement)
et ce sont donc les règles et procédures qui conditionnent
lefficacité de son fonctionnement, qui ne peut dépendre
seulement du « bon vouloir » de ses acteurs. La question
de lautorité dans la classe, dans létablissement,
est aussi et même dabord dordre juridique.
Mais si lenseignant doit dabord simposer, alors les
élèves apprennent à se soumettre à quelquun
et non à obéir à la loi, dont ce « quelquun
» est, par délégation, porteur. Concevoir lexercice
de lautorité en classe comme limposition dun
pouvoir personnel détruit toute possibilité daccès
à la compréhension rationnelle des logiques de la loi.
Soumission et obéissance sont incompatibles, de même pouvoir
et autorité sont contradictoires : soumettre quelquun ou
se soumettre à quelquun, cest renoncer à lhumanité
en soi-même. Cest la difficulté majeure de la formation
à la citoyenneté : comment lapprentissage du savoir
(lexercice de la raison) peut-il sarticuler à lapprentissage
de la loi (lexercice de la liberté) ?
Or, le fonctionnement ordinaire de la classe interdit trop souvent cette
articulation, ce qui dénature doublement laccès
au savoir et à la loi. En effet, dans la personne de lenseignant,
tous les pouvoirs se trouvent institutionnellement confondus : cest
le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats
de cet enseignement, cest le même qui fixe les règles
et punit en cas de transgression. Dès lors, en ce qui concerne
la construction des savoirs, la recherche de la conformité se
substitue à celle de la vérité, et, en ce qui concerne
laccès à la loi, il ne sagit que de se soumettre
au maître, en attendant que, grâce aux diplômes, on
puisse soi-même passer du côté des maîtres
La question pédagogique nest pas de développer les
habiletés manipulatrices par lesquelles lenseignant peut
dissimuler la perception par les élèves de cette confusion
des pouvoirs mais dinstituer les techniques et procédures
par lesquelles lélève va apprendre à sortir
du « familial », par lesquelles sétablira progressivement
la distinction des pouvoirs qui caractérise la démocratie
: la loi est la même pour tous, nul ne peut se faire justice à
lui-même, nul ne peut être juge et partie...
Dans ce travail, toute interdiction peut-être perçue simultanément
comme autorisation : ma liberté ne s'arrête pas mais commence
là où commence celle de lautre ; et donc, dans la
classe, je fais taire le bavard pour quil puisse parler ! Et découvrir
le plaisir dêtre écouté, entendu, par les
autres. Ce qui suppose linstitution de moments de parole, inscrits
dans lemploi du temps, qui ne sont pas seulement des occasions
de « défoulement » verbal, mais aussi des lieux de
décisions, qui porteront aussi bien sur lorganisation des
tâches scolaires que sur les règles de comportement, aussi
bien sur lévaluation des compétences acquises que
sur les sanctions en cas de manquement aux règles. La question
de lautorité de lenseignant ne se pose donc pas en
termes dimposition dun pouvoir personnel sur un groupe,
mais dinstitution dune loi commune.
Ce qui suppose aussi lapprentissage des distinctions entre ce
qui se discute (les règles de la classe, de létablissement),
ce qui ne se discute pas encore (les lois de la république),
et ce qui ne se discute pas du tout (les principes éthiques)
: les élèves deviennent progressivement conscients de
ce qui peut faire ou non lobjet de décisions applicables
dans la classe, et de ce qui ne se discute pas parce quil sagit
dinterdits dont le respect permet précisément quil
y ait discussion, par exemple les interdits de linceste, de la
violence, du parasitisme, de lidolâtrie
Jexerce
mon autorité pour quils puissent devenir à leur
tour auteurs de la loi : jexerce un pouvoir en effet, mais qui
donne pouvoir.
Je ne suis évidemment pas à la hauteur de ces exigences
: dès la rentrée, dès les premières minutes
de la classe, je dois répondre, pas seulement de mes compétences
dans les savoirs, mais aussi de mes capacités citoyennes. Les
élèves nattendent pas de nous que nous soyons des
adultes « parfaits », mais seulement des adultes qui se
savent inachevés, et qui, lorsquils transgressent eux-mêmes
la loi dont ils sont porteurs, peuvent le reconnaître et réparer,
et donc les aider à grandir, cest-à-dire assumer
à leur tour leur propre inachèvement. Je me délie
donc de mon pouvoir sur eux pour retrouver mon autorité parmi
eux, condition pour sceller notre alliance : nous découvrirons
ensemble que nous sommes égaux parce que différents. Plus
exactement, cest parce que jexerce mon autorité,
que je partage mon expertise, que les enfants et les adolescents peuvent
entendre lappel que je leur adresse, au nom de la société
toute entière qui ma délégué auprès
deux, dès lors quils apprennent à devenir
élèves, à sélever à légalité
citoyenne, et à me dépasser dans mes expertises mêmes,
en entrant à leur tour, grâce à lappropriation
des significations données au monde et à lhistoire
par les générations qui les précèdent, dans
laventure infinie et risquée des techniques, des arts et
des sciences.
Appel dêtre. « Mieux être en classe »,
cest être, pour les élèves comme pour le professeur.
Pas seulement être et vivre en un lieu où soient garanties
liberté et sécurité, pas seulement pouvoir y être
soi-même, individu singulier, un parmi dautres, mais aussi
appelé cela vaut aussi, jy insiste, pour le professeur
à dépasser ses limites, celles de lignorance,
certes, mais aussi celles des déterminations psychologiques et/ou
sociologiques qui risquent denfermer dans le soi singulier, dans
la position de « bon » ou « mauvais » élèves,
fils ou fille de parents prétendument « démissionnaires
», et de réduire le travail de lécole à
celui du tri entre les « doués » et les « pas
doués », cest-à-dire les bien-nés et
les mal-nés. Lécole peut-elle être occasion
de deuxième naissance, de renaissance, grâce au travail
de la connaissance ? Comment faire mentir les psychologues de léchec
scolaire et les sociologues de la sélection sociale ?
Cest ce à quoi sefforcent les auteurs de cet ouvrage
: travail collectif, qui tranche avec le trop habituel isolement de
lenseignant dans sa classe. Travail transversal aussi qui rassemble
en une équipe, enseignants, chefs détablissements,
formateurs ; transversal aussi du point de vue des références
théoriques multiples et variées, des référents
disciplinaires et des points dappui pédagogiques. «
Nous faisons feu de tout bois ! » disait Fernand Oury, et aussi
: « Nous taillons nos silex
» Les auteurs ici rassemblés
taillent des silex, des outils qui peuvent servir à dautres
: il y a du tranchant dans la démarche ! Y compris dans ses aspects
les moins « révolutionnaires » en apparence : je
me suis surpris, entre autres, à relire ces textes officiels
qui définissent notre métier
Javais limpression
de les découvrir. Mais aussi, non explicitement formulé,
on peut entendre dans ce travail un autre appel : qui ne voit que si
nous voulons vraiment « être mieux en classe », cela
nous obligera à penser une nouvelle conception de notre «
temps de service », débarrassés des obsessions corporatistes
? Qui ne voit que la somme des énergies ici rassemblées
nécessite un investissement quasiment militant ? Qui comporte
aussi ses dangers, bien sûr
Restent des outils pratiques
et théoriques maniables, mis à notre disposition. Pas
seulement pour que nous puissions nous en servir, mais aussi pour que
nous puissions, à notre tour, avec nos élèves pourquoi
pas ?, en inventer de nouveaux. Si être, ce nest pas senfermer
dans l« être-là » (létant),
mais souvrir à tous les possibles, qui épuisera
jamais cette question de lêtre ? de lêtre mieux
?