L'enseignement de la lecture en grande section de maternelle est contestable.


De nombreux reproches sont formulés à l'encontre du projet de programmes du primaire. La réforme est, entre autres, accusée de "primariser la maternelle" ou de "transformer la grande section de maternelle en petit CP". Cette affirmation est fondée notamment sur un paragraphe intitulé "comprendre le principe alphabétique" et figurant dans les "repères pour organiser la progressivité des apprentissages", document annexe au projet de programmes.

Alors que les programmes de 2002, encore en vigueur, ne prescrivent qu'une préparation au principe alphabétique, ce texte va beaucoup plus loin en stipulant qu'en grande section l'enfant doit être "capable de mettre en relation les sons et les lettres". Il précise qu'il doit "faire correspondre avec exactitude lettre et son, en particulier les voyelles a, e, i, o, u, é et les consonnes f, s, ch, v, z, j, p, t, c (= k), b, d, g (dur), l, m, n et r". Soit toute la gamme des 96 combinaisons possibles entre six voyelles et seize consonnes.

Dans les pratiques actuelles des écoles, cet apprentissage correspond, grosso modo, au travail réalisé durant le premier trimestre du cours préparatoire, dans la perspective d'un déchiffrage généralement acquis par les élèves en février. Le cœur de l'apprentissage de la lecture se trouverait ainsi transféré du CP à la dernière année de maternelle. Il ne s'agirait plus, en l'occurrence, d'insister sur la pleine assimilation des "fondamentaux" au cours de la scolarité primaire, conformément à la philosophie générale des nouveaux programmes, mais de modifier radicalement l'architecture du début de l'école.

Selon Roland Goigoux, professeur à l'IUFM d'Auvergne et spécialiste de la lecture, le changement proposé serait "une pure folie", marquant une "rupture totale avec les préconisations antérieures et les pratiques des enseignants d'école maternelle". L'étude des correspondances citées réclamerait beaucoup de temps, au détriment des activités phonologiques (la conscience des sons) ou d'écriture, et obligerait ainsi les élèves à "forcer la cadence", au risque de faire apparaître avant même le CP une forte minorité "déjà en échec alors qu'ils n'ont pas commencé" leur carrière scolaire. Un autre spécialiste, André Ouzoulias, professeur à l'IUFM de Versailles et à l'université de Cergy-Pontoise, juge qu'il s'agit de "la plus mauvaise idée en pédagogie de la lecture depuis très longtemps". Ces deux experts, dans la perception actuelle du ministère, sont des figures du "pédagogisme" (les excès ou dérives de la pédagogie) avec lequel le cabinet de M.Darcos a indiqué qu'il voulait "rompre". Mais telle n'est pas l'étiquette de deux autres spécialistes : pour Michel Fayol, professeur à l'université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, et Jean-Emile Gombert, professeur de psychologie du développement à Rennes-II, cet aspect du projet témoigne d'une "ignorance inquiétante des possibilités d'apprentissage des jeunes enfants". Le linguiste Alain Bentolila, représentant encore une autre sensibilité dans le débat pédagogique, et réputé avoir inspiré les dispositions concernant la grammaire, estime, quant à lui, que cette proposition est "une erreur tout à fait regrettable". Les partisans déclarés des nouveaux programmes, comme l'association Sauver les lettres, ne se sont pas exprimés sur ce point précis.

Article du " Monde " du 16 avril 2008.
Luc Cédelle

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