A 2 ans,
l'école traumatise
Les thèses récentes en faveur de l'accueil des tout-petits
en maternelle ne tiennent pas compte des besoins de l'enfant.
Par Danielle DALLOZ
vendredi 05 septembre 2003 in Libération
Pour qui connaît la petite enfance, l'interview du ministre délégué
à l'Enseignement scolaire, Xavier Darcos, que Libération
publiait le 31 mars, mettait en évidence la méconnaissance
totale par les politiques des besoins du tout-petit. Il affirmait que
"l'accueil dès 2 ans (en maternelle) n'a pas de conséquences
majeures sur le développement de l'enfant", sur la foi d'études
de son ministère, sans doute étayées du fait que
certains enfants paraissent très bien s'adapter à la maternelle.
Mais leurs auteurs ne se réfèrent manifestement qu'à
des spécialistes de la pédagogie et n'ont pas lu les grands
auteurs de la psychologie et de la psychanalyse de l'enfant. Ils ignorent
qu'entre 2 et 3 ans, en pleine construction de soi, le petit enfant
a encore besoin de nommer, d'apprendre et d'harmoniser ses nombreuses
sensations et celles de l'autre. Une tâche impossible pour lui
dans un groupe de 25 à 30 enfants. Aucune institutrice seule
(même aidée d'une auxiliaire par moments), si professionnelle
et bienveillante soit-elle, ne peut avoir la disponibilité pour
aider chacun à construire son identité lorsque le "je",
qui en est l'expression et le symbole, est encore en devenir. Pourtant,
on prétend favoriser son adaptation sociale en lui faisant vivre
un déracinement, un abandon, sous prétexte qu'il serait
bénéfique de "séparer l'enfant de son milieu
familial" (surtout s'il est défavorisé) alors qu'il
est en train de tisser le maillage nécessaire à sa sécurité
fondamentale.
Pour l'enfant, le chemin de 2 à 3 ans est long et difficile.
Mais on voudrait en plus exiger de lui qu'il soit propre avant que sa
maturation neurologique ne le permette, l'obliger à être
dans le partage avant qu'il ait une réelle conscience de soi.
Il fait, progressivement, la découverte de l'autre, de l'espace,
du corps, du langage. La crèche a été conçue
pour relayer la cellule familiale. Les enfants y sont accueillis en
fonction de leurs besoins, par quatre à six autour d'un adulte,
entre 0 et 2 ans, par huit de 2 à 3 ans.
Scolariser les enfants de 2 ans comme ceux qui ont un an de plus, c'est
comme si on les plongeait dans une piscine olympique au lieu d'une pataugeoire.
Pourtant, personne n'aurait l'idée de faire subir à des
CP un régime de sixième. On imagine les rendre plus autonomes
alors que leurs liens premiers sont non seulement distendus, mais rendus
impossibles. L'entrée précoce en collectivité,
sans encadrement par des adultes en nombre suffisant, est d'une violence
inouïe dont les traces s'inscrivent dans la mémoire et ont
des conséquences de violence sans fin. Sous prétexte de
"faciliter son développement", on meurtrit l'enfant
pour la vie.
Il court le risque d'être "rendu passif" par une adhésion
sidérée au groupe, empêchant la mise en place de
sa capacité à se penser seul, séparé ; ou
de se figer dans une régression mutique, dans la peur, point
de départ des pathologies à venir. Ou encore d'exploser
de vitalité dans une instabilité ou une agressivité
si bruyante qu'il rencontrera le rejet toujours renouvelé, donc
un rapport de force sans fin.
En lui imposant cette confrontation brutale et permanente (les journées
sont longues) au groupe, nous préparons le refus de l'autre,
la révolte face à toute règle collective. La violence
exprimée de plus en plus tôt est l'effet d'une violence
subie de plus en plus précocement.
M. Darcos a raison de trouver que son fils de 2 ans et demi, qui "ne
sait pas encore s'habiller seul, connaît à peine son âge
et n'est pas capable d'avoir "une conversation scolaire"",
n'est pas mûr pour l'école maternelle. Pourtant, ce qui
lui semble là plein de bon sens lui paraît "clairement
bénéfique" pour les enfants issus de l'immigration.
Certes, son fils ne répond pas aux critères fixés
par le ministère, mais combien de moins de 3 ans y répondent
? Au nom de quoi les besoins d'un tout-petit de milieu privilégié
français seraient-ils différents de celui d'une autre
origine ? Pourquoi les enfants "défavorisés"
seraient-ils plus aptes que son fils à affronter cette redoutable
épreuve du passage du petit groupe (familial ou crèche)
à la collectivité, avec en plus l'immersion dans une langue
étrangère ? Ce que M. Darcos redoute pour son propre enfant
est aussi violent pour les autres du même âge. Et, quand
il dit qu'il préfère qu'un enfant "soit scolarisé
plutôt que d'être livré à lui-même",
il oublie la culture du maternage dans les populations immigrées
qui, loin d'abandonner les tout-petits, leur assurent une présence
et une chaleur que pourraient leur envier bien des bébés
occidentaux pur jus.
Dans une interview à la Croix (publiée le 7 mars), M.
Darcos avait annoncé des projets qui étaient courageux
et prometteurs. Enfin, l'enfant était pris en compte et non plus
les intérêts corporatistes, électoraux et financiers.
Mais il est vrai que cela demande dix ans pour être mis en oeuvre
et qu'on commence seulement à en voir les résultats. Et
pour un homme politique, mieux valent des effets à court terme,
même s'ils sont délétères à plus longue
échéance, mais visibles avant la fin de la législature,
plutôt que des résultats plus éloignés qui
profiteront à ses successeurs, après qu'il aura eu droit
aux levées de bouclier qu'entraîne toute réforme,
avec des conséquences souvent ingrates pour celui qui les a initiées.
M. Darcos affirme qu'en tant que ministre délégué
à l'Enseignement scolaire, il est favorable à ce que la
puissance publique se mobilise pour s'occuper des enfants le plus tôt
possible. Vouloir aider les enfants issus de l'immigration à
s'approprier rapidement la langue et la culture est assurément
louable. Mais, s'il faut pour cela les scolariser à 2 ans, que
ce soit en leur offrant dans les écoles publiques, gratuites,
la même organisation que dans les grandes sections des crèches,
payantes, dans le respect des étapes nécessaires à
l'enfance, à toute enfance hors de toute notion de racisme de
classe et des intérêts particuliers. D'un autre côté,
il se dit que le dossier privilégié de M. Mattei est la
prévention de la violence. Comme l'adolescence est le moment
où se réactivent les enjeux du début de la vie,
il est illusoire de vouloir obtenir des résultats si on ne démarre
pas cette prévention dès la naissance. La violence subie
dans la petite enfance se retrouve, active, à l'adolescence.
Mais le respect génère le respect et ce sont les générations
à venir qui en verront les fruits.
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